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entre deux mondes

Par larouge • Sabato Ernesto • Mardi 10/01/2012 • 0 commentaires  • Lu 543 fois • Version imprimable

Auteur de l’inoubliable « Héros et tombes » (1961), l’écrivain argentin Ernesto Sábato est mort le 30 avril 2011, à presque 100 ans. Jeune physicien atomiste, il abandonna la recherche après Hiroshima, en 1945, pour se consacrer à la littérature… et à la politique — il dirigea notamment la Commission nationale sur la disparition des personnes (Conadep) enquêtant sur les crimes de la dictature argentine (1976-1983). En novembre 1991, à la veille du 500e anniversaire de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, il avait confié au « Monde diplomatique » ce texte sur la formation de l’identité latino-américaine.







 Parler de la « découverte » de l’Amérique peut être considéré comme une dénomination eurocentrique méprisante, niant l’existence des grandes cultures indigènes antérieures. Pourtant, il en va différemment si l’on considère que les Européens ne les connurent pas avant cette date (...). Regrettable, en revanche, est le fait que l’on continue de l’employer alors que les esprits européens les plus éminents, à l’époque, manifestèrent leur admiration pour ce qu’ils avaient rencontré sur le Nouveau Continent.

Il serait plus légitime de parler de la rencontre entre deux mondes, et que l’on reconnaisse et regrette les atrocités commises par les dominateurs. Reconnaissance qui devrait s’accompagner de l’examen des conséquences positives, avec le temps, de la conquête hispanique.(…) Si la légende noire était une vérité absolue, les descendants de ces indigènes asservis devraient conserver un ressentiment atavique envers l’Espagne ; non seulement ce n’est pas le cas, mais deux des plus grands poètes de langue espagnole de tous les temps, métis, ont chanté l’Espagne dans des poèmes immortels : Rubén Darío, au Nicaragua, et César Vallejo, au Pérou.

Cette légende sinistre a pris naissance dans les pays qui voulaient supplanter le plus puissant empire de l’époque, et parmi ceux-ci l’Angleterre, qui ne se contenta pas de commettre des atrocités aussi graves que celles des Espagnols, mais qui les aggrava encore par son racisme traditionnel, lequel persiste jusqu’à nos jours dans l’attitude des Nord-Américains (…). Non, il n’y a pas eu ici cette infériorisation qu’est le racisme : et cela depuis Hernán Cortés, conquistador du Mexique, dont la femme fut indigène, jusqu’à ces hommes qu’une formidable entreprise conduisit sur les rives du Río de la Plata et qui s’unirent à des Indiennes. Je dois à ce mystère génétique d’avoir une jolie petite-fille qui révèle discrètement des traits incas.

(…) C’est une injustice historique que d’oublier les noms de ceux qui combattirent pour les indigènes et pour la conservation de leurs valeurs spirituelles, comme Frère Bernardino de Sahagún, l’école de Salamanque et son « droit des gens », ou le très noble Bartolomé de Las Casas, qui défendit avec acharnement les Indiens et qui, loin de faciliter la traite des Noirs, comme l’affirme l’un des si nombreux mensonges de la légende, lutta en leur faveur au nom d’une religion qui considère la condition humaine comme sacrée. On oublie enfin que ce furent des fils d’Espagnols, et même des Espagnols, qui s’insurgèrent contre l’absolutisme de leur propre patrie, de Simón Bolívar, au nord, à José de San Martín, au sud, lequel, né ici, combattit héroïquement, en tant que colonel, les troupes de Napoléon sur la terre de son père, le capitaine Juan de San Martín. Avec raison, l’essayiste cubain Roberto Fernández Retamar cite le cas de José Martí, l’un des hommes les plus nobles et les plus éclairés de notre indépendance, fier de ses parents espagnols, et qui, en même temps qu’il défendait la légitimité d’une nouvelle culture américaine, se proclamait l’héritier du Siècle d’or. Sans parler de tant d’illustres métis, tel, dans mon pays, Bernardino Rivadavia, avec ses ancêtres noirs et peut-être même indiens, ou mon ami Nicolás Guillén, le Cubain, qui, dans un émouvant poème, chanta son aïeul espagnol et son aïeul africain, synthèse exemplaire de notre métissage.

Tout cela est lié au problème byzantin de la fameuse « identité d’une nation ». On parle beaucoup de « recouvrer notre identité américaine ». Mais laquelle ? Et comment ? En disant « notre », des gens comme moi, qui me considère comme profondément argentin, seraient éliminés, étant donné que mes parents étaient européens. Alors, quelle identité invoquer ? Celle des Indiens nomades et guerriers qui parcouraient nos plaines où il n’y eut même pas de civilisations anciennes comparables à celles des Mayas, des Incas ou des Aztèques ? Une terre qui s’est constituée par le fait d’un mélange hybride d’Espagnols, d’Indiens, d’Italiens, de Basques, de Français, de Slaves, de Juifs, de Syriens, de Libanais, de Japonais, et aujourd’hui de Chinois et de Coréens ? Et quelle langue revendiquer ? Il est étrange qu’un grand nombre de ceux qui se proposent de récupérer « notre identité » parlent la bonne et très vieille langue de Castille, et non les langues indigènes. Une façon paradoxale de revendiquer ce qui est autochtone...

Voudrait-on laisser de côté les migrations de notre siècle, il resterait, comme l’écrit très justement Arturo Uslar Pietri, trois protagonistes : les Ibériques, les Indiens et les Africains ; et la culture ibérique serait sans doute prépondérante, à partir du moment où ces trois sangs sont entrés dans le processus très complexe de la fusion et du métissage, perdant ce qui leur était propre jusqu’alors : mœurs et coutumes, religion, aliments et langue, pour produire un nouveau fait culturel original. Ce qui ne fut pas le cas de l’Amérique anglo-saxonne ou du colonialisme européen en Afrique et en Asie, où il n’y eut qu’une simple et méprisante transplantation.

J’ai évoqué plus haut le byzantinisme, car ces faux dilemmes nous rappellent les célèbres élucubrations où l’on se demandait combien de grains de blé étaient nécessaires pour former un tas... Ce faux problème s’aggrave quand on fait intervenir des êtres humains et non plus de simples grains de blé. Rien de ce qui se rapporte aux hommes n’est essentiellement pur, tout se présente invariablement mêlé, complexe, impur. La pureté n’existe qu’au royaume platonicien des objets idéaux : triangle, rectangle ou logarithme. Si nous reculions dans le temps, nulle part nous ne saurions nous arrêter dans la recherche de cette identité illusoire. Pensons aux Espagnols eux-mêmes, qui sont aujourd’hui au centre de cette polémique : s’arrêter aux royaumes des Wisigoths ? Alors qu’on ne parle plus aucune langue germanique dans la Péninsule ? Il faudrait peut-être reculer jusqu’à la domination romaine (…). Les puristes voudraient alors descendre jusqu’aux Ibères, un peuple mystérieux dont nous ignorons la langue, mais qui, apparemment, avait quelque rapport avec les Africains ou, peut-être, avec les Basques. De toute façon, ils invalideraient automatiquement le droit à lavéritable identité hispanique dans laquelle ils ont surgi et ont vécu après des dominations si puissantes et profondes qu’elles ont pu produire un écrivain majeur comme Sénèque. Et tout se complique un peu plus encore si nous songeons aux royaumes maures d’Andalousie, où s’est peut-être trouvé l’exemple le plus grand et le plus émouvant de cohabitation entre Arabes, juifs et chrétiens. On peut voir dans la cathédrale de Séville le tombeau de Ferdinand le Saint, dénommé « le grand seigneur de la coexistence », et de chaque côté de celui-ci l’inscription qui l’exalte en latin, en arabe, en hébreu et en espagnol.

L’Espagne était imprégnée de sang juif à partir de l’Inquisition, qui le répandit aussi dans toute l’Europe chrétienne. Cette ténébreuse période, pourtant, ne doit pas nous faire oublier que sur cette terre ibérique, à des époques plus tolérantes, le peuple hébreu jouissait d’un tel respect que son sang s’était mêlé au sang royal lui-même. Et qu’un philosophe de la dimension de Marcelino Menéndez y Pelayo a écrit :« Le premier poète castillan connu est probablement l’éminent poète hébreu Yehuda Halevi, dont on constate qu’il compose non seulement dans sa langue, mais aussi en arabe et dans la langue vulgaire des chrétiens. » Cet homme, qui naquit vers 1087, fut considéré comme le plus grand poète lyrique du judaïsme, mais, en ce qui a trait à sa manière d’être, il était aussi caractéristiquement castillan que son ami Moisés Ibn Ezra, andalou.

Il y a plus important encore : le foyer culturel arabo-judaïque, héritier de la haute culture de Bagdad, aussi bien à Cordoue, « la fiancée d’Andalousie », que dans d’autres villes du même royaume, et qui agrandit le pont entre la culture hellénique — recueillie par les musulmans en Asie mineure et à Alexandrie — et l’Europe barbare ; ce qui fut également fait par l’école de traducteurs de Tolède, fondée au XIIe siècle. Avicébron, né à Málaga en 1020, connaisseur de la philosophie néoplatonicienne, influença saint Bonaventure et l’ordre des franciscains, qui polémiquèrent avec Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin. Le grand philosophe juif Moïse Maimonide, lui, né à Cordoue en 1138, influencé par le néoplatonisme, reçut la doctrine aristotélicienne à travers le plus éminent des penseurs arabes, Averroès. Tous deux jetèrent un pont entre la philosophie grecque et l’Europe barbare, au sommet duquel s’élevèrent Roger Bacon, saint Thomas, Descartes, Spinoza et Kant. Belle identité culturelle !

(…) De tels faits pourraient aussi caractériser différentes régions européennes où l’égorgement, la peste, le viol et la torture furent inévitables, car c’est là la condition de l’homme, capable des plus grands prodiges et des férocités les plus atroces, comme l’a dit Pascal. Acceptons donc l’histoire telle qu’elle est, toujours sale et entremêlée, et ne courons pas après de prétendues identités. Les dieux de l’Olympe eux-mêmes, qui apparaissent comme des archétypes de l’identité grecque, étaient loin d’être purs, contaminés par des divinités égyptiennes et asiatiques...

L’histoire est faite d’affirmations fallacieuses, de sophismes et d’oublis. Je suis moi-même incapable de dire le nom de ce prisonnier de la funeste tour de Londres qui, attendant sa décapitation, consacrait ses derniers jours à écrire l’histoire d’Angleterre lorsque, de la bouche des gardiens qui lui apportaient sa soupe, il apprit qu’une grande bataille se livrait au pied de sa prison. Informations si confuses et contradictoires qu’il cessa d’écrire, étant donné qu’il n’était même pas capable de connaître avec certitude ce qui se passait là, juste en bas.

Ernesto Sábato

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