Calveyra, page à page
Article paru dans l'édition du 25.09.98
Deux livres de l'écrivain argentin : version douce, le poème du souvenir ; en cruauté contrôlée, une méditation poétique sur son pays
Arnaldo Calveyra, Argentin de Paris, « Argentin impénitent », publie deux livres ensemble. L'un, L'Homme du Luxembourg, est un poème présenté en version bilingue. C'est le livre d'« un homme habitué à déambuler à travers la ville, à cheminer comme cheminent ceux qui vont quelque part ». Les pas de l'homme sont les pages du livre. On peut apprendre l'espagnol d'Argentine du marcheur par ce poème : il y a les mots, les tournures et surtout la musique de l'inconnu que rend la traduction. L'autre livre, dont celui-ci est le dictionnaire intime, Si l'Argentine est un roman, se présente comme un montage. On apprend l'Argentine, sa géographie politique, son histoire littéraire, par ce livre qui y prétend le moins. Il en dit plus qu'un traité, qu'un essai. Avec plus de cruauté : sur la physiologie du tortionnaire, par exemple. Pourquoi ? La langue. Et la langue fondée sur quoi ? Sur ce point : « Il n'est d'éternel que le désir. »
Ces deux textes font enfin découvrir Arnaldo Calveyra en Espagne. Il est d'usage de les traiter séparément, l'un avec plus de patience raisonnée que l'autre (le poème). C'est la sagesse même. Le « hic », c'est qu'à la lumière de Borges et au plus près de la méthode de Calveyra, ils vont ensemble l'amble de leur pas de livre. Ils vont ensemble différemment. « Pour en finir une fois pour toutes avec l'intrigue : un homme dans une chambre d'hôtel (l'intrigue de ce livre est un homme assis devant une table dans une chambre d'hôtel), c'est le narrateur de ce livre. Nous savons qu'il est originaire de Buenos Aires. »
Cet homme est inventé, nous-mêmes le sommes passablement, et le jet d'eau de la fontaine Médicis du Luxembourg, pas moins. A la source, ce jet dont le poème donne l'extraordinaire variation ; en aval, l'adresse à qui voudra bien lire, d'une lettre ou d'une rumeur, comme on écrirait à la soeur disparue. Ce qui glisse de l'un à l'autre (l'entre deux livres), c'est la peau du souvenir. Le temps change les marcheurs en brouillon du souvenir. Celui du Luxembourg s'arrête net devant eux comme un cheval au galop, la nuit, qui pressent un fantôme. Il va par les sentiers, heureux comme avec une femme, « la fontaine tourne son film, allées, bande-son du silence. Ombilic de quelques roses ».
De cette histoire de l'Argentine, déchirée, pathologique, d'abord coloniale et qui le reste, « les uns colons des autres, colons de nous-mêmes », de cette histoire née pour prendre une tournure de sage-femme « par le cul », il faut confier la rédaction méditée aux poètes, à l'homme du jardin du Luxembourg. Il y a ici une perfection de regard qui est celle de la langue : sur la dictature, les tremblements de corps, le cheval et la figure du tortionnaire ; sur les autobus et leur attente (scène magistrale, comme une scène de Brecht, une image de Hopper, un conte de Thomas Bernhard), sur les Malouines, sur ces morts de jeunesse qu'il a fallu consentir loin, dans des îles frigorifiées, pour reconquérir la démocratie ; sur le rôle des poètes et des intellectuels, sur le consentement, sur ces thèmes épuisés comme de vieux tangos... Les tout premiers tangos sont déjà vieux...
Comme un couple qui danse, entre les livres, le désir immobile du mot (« le mot désirait-il se soumettre à la rigueur d'un vers ? »), la phrase dans sa métamorphose de verset et les fantômes qui reviennent : « Vous, Guillermo Enrique Hudson, Argentin de naissance et par amour des oiseaux... » et l'autre, Esteban Echeverría (1805-1851) dont l'évocation donne envie de tout lire.
En version douce, le poème du souvenir devant ; en cruauté contrôlée, la méditation poétique sur l'Argentine. Un écrivain se reconnaît, au XXe siècle, à la totale absence d'emphase qu'il met à ruiner le fascisme, l'hypothèse même du fascisme : « Tant que tu vivras, il te faudra rêver ». La condition de ce genre nouveau qui va chercher dans le plus ancien, le portrait politique sans concept, c'est la poésie même. Le mot en deviendrait imprononçable ? Au point qu'un bateleur qui pestait, l'autre jour, contre le retard de Jacques Réda à la radio, se crut obligé de meubler en claironnant « le romancier Jacques Réda » ? Ou Kenneth White, qu'en note on répute « romancier écossais » ?
A quoi bon inviter Réda si l'on ne sait pas qu'il est tout sauf romancier ? Qu'est-ce qu'un temps qui a peur de ses poètes ? Comment nommer celui, Argentin par amour des oiseaux, Arnaldo Calveyra, qui se retire, livres faits de cette façon : « Ainsi moi, ministre sans portefeuille en voyage à l'étranger, près de m'approcher de vous avec ma lettre, comme étendu au milieu des marguerites sauvages dans un pré antérieur à la conscience, dans un surcroît de bonheur, je me penche à la fenêtre baignée d'aurore... »
La lettre remise : « Je m'exprime par paraboles, car il ne reste plus de temps. Et encore moins de mots. Bientôt, je ne serai plus dans cette pièce, bientôt nous ne serons plus ici. » C'est l'Argentine qui est un roman. Son narrateur, un poète. Soit un ministre vraiment sans portefeuille.
FRANCIS MARMANDE
source: www.lemonde.fr
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