Dans le noir. La pièce qu’on ne voit pas (Bonbon acidulé de Ricardo Sued 1)
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Noms
Ricardo SuedPlan
Notes de la rédaction
Voir la version originale en espagnol : http://www.conflits.org/index7493.htmlTexte intégral
1NDR : Ce dossier donne à entendre plusieurs voix, celle de l’auteur de la pièce (R. Sued), celles de ses personnages (Eugénie, María et les autres), celle d’une spectatrice (A. García Castro), celle d’un comédien et metteur en scène (G. Reyna). Un mot semble nécessaire sur les conditions de travail car celles-ci renvoient, en partie, à la pièce elle-même et à sa spécificité la plus évidente (elle se déroule dans l’obscurité et, selon le mot d’Estelle Durand, traite « de la force de la réminiscence qui se joue des lieux, des espaces et qui trouve dans cette obscurité ambiante un pouvoir de suggestion des plus puissants »). Tandis que la « spectatrice » préparait son récit en mobilisant ses souvenirs et sans disposer du texte de la pièce, la « lectrice », E. Durand qui, elle, n’a pas vu la pièce, lisait et relisait, puis préparait une sélection d’extraits en fonction des thèmes qu’il nous importait d’évoquer (dans la prolongation des questions traitées dans le précédant dossier, consacré à Jill Magid ; voir Cultures & Conflits n°66, été 2007). Lorsque l’assemblage de ces deux premiers éléments a été fait (souvenirs et extraits), de petites « erreurs » sont devenues évidentes (là où A. Garcia C. se souvenait d’un homme, E. Durand, texte à l’appui, disait clairement qu’il s’agissait d’une femme…). Nous avons cru bon – peut-être à tort – d’harmoniser, d’unifier. Et d’un échange à l’autre, d’une précision à l’autre, il est apparu que le travail sur ce dossier, dans ces différentes étapes se faisait, lui aussi, par tâtonnements. Comme si aucun des éléments donnés n’avait été tout à fait donné. Comme si même dans le dialogue, puis dans l’écriture, dans le montage du dossier autour de cette pièce, nous avions été dans le noir, prenant appui les uns sur les autres : sur la vision des autres, sur l’impression des autres, et aussi, sur leur parole. Remerciements particuliers à Miriam Perier et à Guido Reyna pour leur collaboration.
« Eugénie : Eteins toutes les lumières, que tout reste dans l’ombre.
Mario : Pourquoi ?
Eugénie : Après je t’explique.
Mario : ... c’est fait.
Eugénie : Viens, je veux te dire quelque chose. (Dans l’obscurité de l’obscurité, Mario rejoint Eugénie). Et si tout cela était un rêve ? [...]
Mario : Je ne sais pas, tout cela quoi ?
- 2 . Toutes les citations de ce dossier sont, sauf mention contraire, extraites de la pièce de Sued (...)
Eugénie : La vie, tout. 2 » (p. 14)
2On ne voit pas. La pupille se dilate. Si la salle est grande ou petite, on l’ignore. Cela non plus, on ne le voit pas. Je suis assise entre deux vieilles dames. A ma droite, une amie. A gauche, une inconnue. Je l’ai vue dans le hall d’entrée du théâtre de la Colline, avant d’entrer. On nous a fait entrer ensemble à la « queue leu leu », en nous tenant par l’épaule (par file de cinq). C’est ainsi qu’on nous a conduites dans la salle plongée dans le noir le plus complet dès notre arrivée. Aucune idée donc de sa dimension, de la disposition des sièges, de l’emplacement d’une scène éventuelle. La vielle dame, l’inconnue, entrée en même temps que nous, assise sur ma gauche, me parle. Elle dit : « mademoiselle… est-ce que ça vous gênerait que je vous tienne la main ? Je ne suis pas rassurée ». Cela ne me gêne pas. Je prends la main qu’on me donne. Je la garderai pendant une bonne partie du spectacle. Mais qu’est-ce que c’est que ce spectacle ?
3Ce que l’on sait, c’est que la pièce de théâtre s’appelle Bonbon acidulé, qu’elle a été écrite et mise en scène par Ricardo Sued et que, de ce spectacle, toute lumière a été bannie. Forcément, on ne voit pas. On attend.
« La petite Maria : Je rallume.
Mario : Attends ! Je veux d’abord te montrer quelque chose. Ferme les yeux…
La petite Maria : Ça y est.
Mario : Bon, dis-moi ce que tu vois.
La petite Maria : Je te vois toi qui me parles…
Mario : Maintenant, ouvre-les : … Alors ? Tu vois quoi ?
La petite Maria : L’obscurité. » (p. 35)
4Et en attendant, il est permis de poser des questions. Pourquoi dit-on qu’on va ou qu’on est allé voir une pièce de théâtre ? Pourquoi donc – s’agissant d’aller au théâtre, et non pas de lire une pièce – la question qui fait sens, c’est : « avez-vous vu du Shakespeare ? » et non pas, par exemple, « avez-vous entendu du Shakespeare ? » D’où vient ce primat du visuel dès qu’il est question de représentation ? Puisque rien n’empêche les apprentis sociologues de se rendre au théâtre pendant qu’ils rédigent des articles sur des sujets « autres », et toujours en attendant, la relation s’impose d’elle-même, un peu lourde, un peu rustre, mais incontournable tout de même : que vaudrait le supplice dans une société d’aveugles ? Pourquoi faut-il que l’on voit ? Quel type de relation s’établit par le regard ? Et que devient cette relation lorsque le regard ne suit plus, ne se pose plus ? Ne regarde plus ? Cesse-t-on de regarder parce qu’on ne voit plus ? (Ou est-ce l’inverse ?) Cesse-t-on de voir parce qu’on ne regarde plus ?
5Une voix. Le spectacle commence. Chose inouïe, la voix ne vient pas de « là-bas », de ce lieu censé se trouver en face des « spectateurs », qu’on appelle habituellement une scène. Elle vient de derrière. L’actrice qui parle, on l’a dans le dos. On se tourne. Les yeux ouverts ont leurs habitudes. Ils veulent voir la femme. Ils ne la verront pas. La tête tout entière revient à sa place. On écoute. On ne peut pas faire autrement. La femme s’avance, continue de parler, s’approche, nous dépasse. S’en va. Et on ne sait plus, du tout, où l’on est.
6Tout au long de la pièce, il en sera de même. L’histoire, elle, se déroule, autour de cette femme revenue dans la maison de son enfance, de ses souvenirs, de ses évocations. D’autres personnages se présentent, parlent, se parlent. Il est question d’amour. C’est une histoire d’amour qui se raconte. Puis, autre chose. Une absence. Une absence soudaine et inexpliquée. Une disparition. De celles que l’on dit « forcées ». Cette histoire, on l’entend. Mais il y a plus. Elle nous touche. Non pas (seulement), elle nous « émeut ». Elle nous frôle.
7Par exemple, lorsqu’ils sont à la piscine. Ils disent – les personnages – qu’ils sont à la piscine. Ils parlent fort car il y a un bruit de fond, des rires, des bavardages inaudibles, l’écho, le brouhaha particulier des piscines. Ils plongent. (On les entend nettement plonger), nagent, font une longueur. Les voilà, le bruit de l’eau brassée. Ils arrivent, passent devant nous, devant moi et là… je reçois des éclaboussures en pleine figure ! Je lâche la main de la vieille. Je m’essuie le visage. Je le touche. Je vérifie. C’est de l’eau. C’est vraiment de l’eau.
8On se redresse sur son siège. On sent bien le mouvement de la rangée. L’émotion. Mais qu’est-ce que c’est que cette pièce ?
9Jusqu’à ce qu’on s’habitue. Il y a un moment, sans doute différent pour chacun (peut-être n’est-ce pas d’ailleurs le cas de tout le monde), où on s’habitue.
10Ils sont là et ailleurs. Ils sont parmi nous. On n’est pas en face d’une scène, on n’assiste pas à une pièce. On est dans la pièce. On occupe l’entre-deux. L’espace qui sépare les acteurs les uns des autres ; l’espace qui les sépare des choses, meubles présumés et plantes, par exemple ; oui, les plantes et leur bruissement dans cette petite boutique, où se passent des choses importantes à cause de la pépiniériste. La rencontre de deux femmes – dont la pépiniériste – qui aiment le même homme, et ne le savent pas.
11Puis, cet autre moment de la pièce, le rêve. Un drôle de rêve. Le rêve d’un homme. Des personnages à la voix bizarre, parlent et s’écrient. On les sent gigoter, circuler. Il est question de bonbons acidulés. Ils sont venus en distribuer dans le rêve. Derrière, devant, de côté, de partout, et, soudain, le bonbon est dans ma main. Que faire ? Que peut-on faire d’un bonbon ? (J’enlève l’emballage. Je mange le bonbon).
12On n’est plus étonné. On ne s’étonne plus.
13Les yeux ouverts ou fermés, des images prennent place. Et si elles peuvent prendre place c’est qu’on a déjà vu. Paroles, bruits et mouvements permettent à chacun de composer une scène possible, un décor, et aussi des physionomies, forcément singuliers selon les personnes présentes, les « spectateurs ». Chacun mobilise son expérience, convoque intérieurs et extérieurs, visages et silhouettes vus ou entraperçus. De telle manière qu’en sortant du théâtre, chacun aura assisté à la même pièce et à une pièce différente.
« Maria : Mon père aimait beaucoup ce livre… “… il y a un principe de magie, une qualité vivante, en toute chose. En tous lieux, toujours, quelque chose d’intense, quelque chose de beau est en train de se produire…” Mon père me racontait que chaque fois qu’il lisait ce livre, son adolescence et le Gitan lui revenaient à la mémoire. » (p.15).
- 3 . Voir les numéros « Disparitions », Cultures & Conflits, n°13-14, 1994 et (...)
- 4 . Voir l’article de Bigo D., « Disparitions, coercition et violence symbolique », Cultures (...)
14Des années plus tard, certaines réflexions que ce spectacle a fait naître reviendront autrement, influencées ou non (comment savoir ?) par cette pièce qu’on n’a pas vue. Noir sur blanc, il sera question d’un supplice invisible, de cette capacité du pouvoir à soustraire, à cacher la scène de la violence la plus crue, lorsqu’elle s’abat sur les corps et sur autre chose que les corps, comme c’est le cas des disparitions forcées 3, que cette pièce évoque avec subtilité, et de tout ce que les disparitions forcées engagent eu égard aux logiques discrètes 4 dont usent parfois les agents de l’Etat. Il est troublant de remarquer que l’absence radicale de lumière aux fins de divertissement – sans qu’en aucun cas le mot revête ici un sens péjoratif – puisse miser, que cela soit voulu ou non, sur deux éléments essentiels sur lesquels repose aussi la scène discrète de la violence organisée aux fins de meurtre et de contrôle : l’homme-spectateur, l’homme-sujet, l’homme-citoyen, l’homme-tout-court se souvient et imagine, il est doté de mémoire et d’imagination. Il sait ce qu’il sait et imagine ce qu’il pourrait savoir. Il le conçoit.
« Dehors, des coups violents aux portes et aux fenêtres : on veut entrer de force.
Des voix autoritaires : Ouvrez ! Ouvrez !
Alexandra : (les militaires viennent l’arrêter. Elle a vingt et un ans). Mario… ! Comme je voudrais que tu sois là. J’ai si peur… Il y a tant d’obscurité dans tout cela. Pourvu que le monde change un jour…Pourvu que le monde change un jour… Pourvu que le monde change…Pourvu…Pourvu… » (pp. 13-14)
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