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Alain Giorgetti, écrivain, distille La vierge d'Ensenada

Par larouge • Bañez Gabriel • Dimanche 17/04/2011 • 0 commentaires  • Lu 1840 fois • Version imprimable

 

DISTILLATION DE LA VIERGE D’ENSENADA
Voyage à travers le roman de Gabriel Báñez
 
Alain Giorgetti
 
 
 
" Tu t’en approches, oui, mais la Vierge est plus diaphane encore », murmurait-il en revenant de ses périples aromatiques. (p. 24)
 
 
 
 
   Au début, tout était simple… L'esprit du romancier planait sur les eaux jaunes et boueuses du Rio de la Plata, avec la ferveur lente d'un nuage ou d'une vague inversée. Chaque chose était plus ou moins à sa place, et chacune de ces places avait un goût —maté cocido—, une couleur —fiebre amarilla—, une odeur —aparición del hinojo— et une saveur particulière —fábula. Certaines de ces choses avaient tout en partage, rédimant jusqu’à l’avènement des noms. Tout se malaxait lentement entre le ciel, la tête, et l’eau, dans un chaos digne du trafic à Retiro ou à Constitución. Les molécules volatiles, les germes précieux, les airs changeants qui nous constituent roulaient l’un sur l’autre leurs nuages chargés de fragments aiguisés comme des couteaux. Une évidence substantielle sourdait du monde tel qu’on le jauge depuis la rive de son balcon ou la terrasse d’un café. Le maelstrom local et universel explosait au ralenti pour retomber en pluie fertile sur le delta des fleuves, des assiettes, et des esprits. Le romancier vit que cela était bon. Il y eut des soirs, et il y eut des matins. Des jours où le bonheur et le malheur se marient, comme ces fragrances capables de recenser l’instant tissant ses strates d’angoisse et d’exaltation. Hors il arriva ce qui devait arriver. Un appel du devant de la tête. Un doute porté par les vents dominants. Le romancier ne pouvait plus résister à l’attraction. Il voulut savoir qui il était. Il voulut voir la trace que laissent, au crépuscule, ses pas sur la plage mordorée. Il voulut voir les mille et unes portes du néant se refermer lentement sur la réalité. Assis au bord du fleuve dulce de leche, buvant son maté amer et brûlant, il se mit à prendre quelques notes et le mascaret l’emporta comme fétu de paille. Pris par l’élan torve de son mouvement capital, il ne pouvait plus s’empêcher de pousser le regard. Se mettant à rêver entre deux phases, à voler vers le cœur nucléaire des choses, et à voguer jusqu’au départ le plus différé. Tout, autour de lui, se dissipait sensiblement dans les airs bons et les airs mauvais : Les souvenirs personnels, les histoires vécues, les dernières nouvelles, les feuilletons radiophoniques, les détails historiques, les batailles sanglantes, les statues héroïques, les bateaux d’immigrants, les caravelles de colons, la Croix du sud et l’étoile juive, le soleil Inca et le drapeau national, le visage de la mère et la mère du Christ, l’odeur de l’amour, et l’amour des odeurs… Ne laissant à nu qu’une trace jaunâtre sur le bord de l’horizon, les choses toutes les choses, semblaient promises à ce chaos aérien, à ce vibrant holocauste d’anges déchus et d’oiseaux carnassiers. Régnaient à l’entour une forte odeur de marais, de fleurs fanées et de viande grillée. Les relents du monde lui brûlaient les yeux jusqu’au cerveau ; jusqu’au délire. Le romancier avait perdu l’initiative. Désormais, les choses se déroulaient en même temps que leur contraire et prenait la forme de son livre. Si tout devait bien avoir lieu, alors ce serait deux fois. Si les choses devaient se faire et se défaire en même temps, alors ce serait à la manière d’un poisson nageant dans l’eau de sa propre cuisson. Comment reprendre la main lorsque celle-ci vous griffe avec l’aise du remords, du jaguarate ou de l’enfant guarani ? La mémoire du romancier était bien la plus faible et la plus féroce des créatures. Même si les formes, les goûts, les couleurs et les odeurs se volatilisaient au ralenti, c’était bel et bien leur ultime état chimique avant dissipation, comme si le goût du maté sombrait soudain à l’approche de son nom. Le romancier se devait de dire. Il devait rassembler les pierres autour du feu. Assis au bord de ce qui s’enfuyait déjà, il lui fallait faire, lui fallait refaire du quelque chose. Un parfum de rose n’est pas une rose, mais presque… Une vignette de la Rose mystique n’est pas la Rose mystique, mais presque… Un souvenir du passé n’est pas le passé, mais presque… Un enfant n’est pas tout l’avenir, mais presque… Un roman, n’est pas la réalité ! Mais presque. Le romancier décida que les choses toutes les choses, devaient avoir lieu deux fois. Pour ce faire il avait besoin de plusieurs milliers de petites fioles bleues, ainsi que de plusieurs hectolitres de benzène afin de, litre à litre, distiller tout le Rio de la Plata et le ranger sur une étagère. Toutes ces eaux jaunes, boueuses et maléfiques ainsi que tout ce qu’elles charriaient depuis toujours de hontes, de gloires, de cadavres, de vitamines, d’argents de Potosí et d’ors baroques… Capitaine débarquant du navire, le romancier devrait d’abord construire un fort, une église, une ville et un laboratoire de verre. Les choses toutes les choses, allaient devoir céder sous leur équivalent de mort et de chair fraîche. Une à une, elles passeraient sous les fourches caudines du nom et du registre. Ainsi aurions-nous en partage, s’exhalant des pages du livre, une certaine idée du magnolia, du fenouil ou de l’électricité.  
   Au début, tout était simple… Adam et Ève, Adán Buenosayres et Evita Perón, le papa et la putain… Sur  les unes et les autres, à la fois aimés et détestés le romancier ne se retournerait qu’en Orphée. S’il faut se tourner, s’il faut pleurer, alors que ce soit en chantant. Qu’il  soit permis de distiller les humeurs comme de véritables notes bleues, comme de subtils parfums. Qu’il soit permis d’offrir aux murènes voraces gisant dans notre ombre, un visage aussi fécond que l’avenir. Les choses toutes les choses, celles qui nous filent entre les doigts comme de l’eau sale, ne sont pas toutes d’or fin. Il y a plus d’une différence entre la croyance et la foi et les Hommes sont bien faibles. Ils sont touchants, ils sont touchés. Aussi instables que les alcools et les parfums, pareillement faits de 80 % d’eau et de rien d’autre, que d’eau. N’y étant point solubles en raison d’une densité différente, ils s’en séparent toutefois aisément en flottant, en errant et en dérivant depuis que le monde est monde. Venant de La Plata, Ensenada ou Berisso, on croisera sur la route de la Capitale fédérale, le vaste et coloré bario de Quilmes. Son nom est bien connu de tout amateur de bière de même que, blanche et bleue à l’instar du drapeau national —jadis adoubé par Manuel Belgrano quant à lui fervent laudateur de le Virgen de Luján—, cette fameuse étiquette contrecollée sur verre jaunâtre. Appartenant à un groupe belge bien que fondée par un allemand, l’usine de fabrication Cervecería y Maltería Quilmes est sise là depuis 1888. Éloge permanent du Maneken Pies de Bruxelles, on y distille la substance alcoolique la plus bue, la plus exsudée et la plus pissée de tout le continent sud-américain. Mais ce nom de Quilmes ne dit pas tout de ce qu’il devrait dire. Il est aussi plein de boue, de sable, d’or et de soleils offusqués. Se retourner, ici, s’asseoir sur le bord du fleuve ce serait peut-être laisser retentir des échos chargés de roches escarpées, de vents violents, de cris d’enfants et de douleurs poignantes. Avant les Incas et les Espagnols, ce nom tranchant était celui de l’ethnie andine qui opposa la plus forte et la plus durable des résistances aux conquistadores de tous poils. Après un siège épique basé sur un encerclement et une famine empruntée à Massada, les colonisateurs organisèrent la déportation pédestre du peuple Quilmes sur plusieurs milliers de kilomètres. En route pour Buenos Aires, de nombreux indigènes se suicidèrent pour échapper à l’esclavage, tandis que ceux qui arrivèrent sains et saufs, décidèrent de ne plus avoir la moindre postérité. Ils refusèrent certes d’apprendre langue us et coutumes espagnoles, mais surtout refusèrent-ils d’avoir des enfants, se condamnant ainsi eux-mêmes à une disparition rapide et programmée en une génération. Mis à part quelques pierres taillées et quelques ossements jaunis du côté de Tucumán, ne subsiste plus, en effet, que leur nom. 
   Au début, tout était simple… Mais au bout du compte nous demeurons bercés entre deux nuits. Noire d’encre et noire d’hydrocarbure. Noire d’angoisse et noire d’exaltation. C’est là où, parfois, perce la goutte de l’espoir à travers le delta des nuages. Les choses toutes les choses, sont de toutes les nuits et elles se balancent d’un bord à l’autre de l’Univers, d’une rive à l’autre de l’océan, d’un bout à l’autre des villes comme des bouchons sur l’onde fiévreuse. Ce vide astral qui nous entoure, cette fiole bleue dont le centre est partout et la circonférence nulle part, résonne de tous côtés. Elle nous sépare de nous-mêmes et nous y ramène avec les vents dominant au-dessus du Rio de la Plata. Quand on pense que tout pourrait tenir, tel un secret, amoureusement serré dans un petit flacon de parfum, coiffé d’un bouchon de cristal biseauté. Le romancier est traqué par l’exil, par l’absence et le goût pour la vérité. Il regarde les traces sur la rive boueuse. Il rêve en buvant son maté, puis il lance dans le fleuve une frêle ligne sans appât. Le fleuve s’écoule. Le temps passe. Tout a changé depuis des siècles et tout est toujours pareil. La Reconquista chasse les juifs d’Espagne et Hitler les chasse d’Europe. Partout les bateaux déversent des immigrés aux bagages remplis d’odeurs uniques et malaxées. Le romancier ne voit l’âme du monde qu’un court instant, et c’est au moment même où elle se décompose, comme le cadavre accéléré d’un aigle sur fond d’azur. Il sent en permanence, le vent frais de l’absence et de l’échec lui porter sur la base du cou. La position de son corps est aussi celle de son esprit. Après s’être retourné, après s’être assis sur la rive il sait bien qu’il lui faudra, avec la sincérité du pèlerin et celle du wattman, se pencher en avant pour écrire. Écrire pour qu’il y ait une deuxième fois. Écrire comme le héros tragique de ce film russe, qui éternellement ramasse une telle pierre. Il la soulève. Il la porte à son épaule et, de toutes ses forces, la jette au devant de lui dans le miroir étal d’une flaque d’eau jaune et sale. De quoi l’Homme vit-il, se demande en permanence le romancier ? Il vit de l’Homme, tout simplement. Il vit de sa vie d’homme parmi les Hommes. Vie qui l’emporte et qui le transit. Vie qui le brûle et le nourrit de formes, de goûts, de couleurs et d’odeurs aussi précieuses que fugaces, aussi bonnes que mauvaises ainsi que les airs du Rio de la Plata, fleurissant sur un ciel liquide où plongent les nuages et les vagues inversées. Dans le Grand Livre, tous les noms, tous les souvenirs, toutes les apparitions et toutes les disparitions se dirigent comme à l’abattoir. Mais chaque fois qu’on le rouvre, chaque fois ! Il s’en dégage un parfum unique et pénétrant, qui retombe en rosée sur les bords parallèles du monde, du fleuve et du nez déployant ses ailes. L’âme d’un homme, d’une enfant, d’une ville ou d’un roman ne se distille que goutte, à goutte, à goutte…
 
 
 
 
La Vierge d’Ensenada,  de Gabriel Báñez, traduit de l’espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quélen, publié aux éditions La Dernière goutte, 2011. 
[Titre original : Virgen, Editorial Sudamericana, Buenos Aires 1998.]

merci Alain, merci et encore merci. ton texte est magnifique !
 

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