Guillermo Saccomanno: 77
Buenos Aires: Planeta, 2008. 280 págs. 9,68 €.
Écrit et traduit par Sébastien Rutés
Avant d’emporter en vacances le merveilleux Voyage de Sterling Hayden, j’ai lu 77, de l’Argentin Guillermo Saccomanno, qui a reçu cette année le prix Hammett que la Semaine Noire de Gijón décerne chaque année au meilleur roman noir en espagnol : le moins que je puisse dire, c’est que ce prix ne me paraît pas usurpé. On a beaucoup écrit sur l’horreur de la dictature argentine, en particulier les auteurs de romans noirs, mais rares sont ceux qui l’ont fait avec un pouvoir d’évocation aussi fascinant et terrifiant à la fois, à part peut-être des poètes comme Juan Gelman, entre autres. Saccomanno ne fait pas que parler de l’horreur : il l’incarne dans d’effrayantes scènes à valeur d’allégorie.
Un mois après la lecture, impossible d’oublier les pages dans lesquelles le narrateur silencieux observe danser pathétiquement le fils homosexuel d’un voisin tandis que résonnent au téléphone les cris anonymes d’un centre de torture ; ou celles où une voyante refuse de faire à une mère des révélations sur son fils disparu, parce qu’il est impossible de voir à travers les cagoules ; ou encore celles où un père impotent, victime d’une attaque cardiaque en essayant de se suicider après avoir appris la disparition de son fils, lance mécaniquement sa chaise roulante contre un mur pendant que sa femme se trouve dans le salon avec son amant…
C’est inutile : je n’arrive pas à faire sentir la force poétique autant que destructrice des images de Saccomanno !
Ce dont je peux parler, par contre, c’est du débat qu’il me semble que le roman instaure avec Nocturne du Chili, du chilien Roberto Bolaño. Les deux œuvres ont de nombreux points communs : leurs narrateurs sont des hommes de lettres, professeur de littérature chez Saccomanno, prêtre poète et critique littéraire chez Bolaño, deux homosexuels qui tentent de survivre dans la dictature et de préserver un mode de vie centré sur la littérature et l’omnipotence de l’art comme justification à la neutralité et l’inaction. Des efforts pour rester en marge de la guerre sale, perchés au sommet de leur tour d’ivoire littéraire où la neutralité politique et l’idéal de la beauté esthétique les préservent de l’horreur, qui leurs valent des destins différents. Pour autant, les deux romans posent les mêmes questions : existe-t-il une voie littéraire ? une troisième voie qui ne soit ni celle des militaires ni celle des révolutionnaires ? l’art peut-il être neutre ? en période de guerre civile, les tours d’ivoire littéraires existent-elles ?
Bolaño, désillusionné comme toujours, tranche catégoriquement : la prétendue neutralité de l’art conduit à se compromettre avec les bourreaux, comme l’illustre la scène finale de la maison de María Canales, dans les caves de laquelle les militaires torturent les soirs de veillée poétique. Saccomanno est bien moins catégorique : bien que les sympathies du professeur Gómez pour les premiers soient évidentes, dans son appartement se croisent guerrilleros et militaires, amis ou amants, et les lettres d’amour qu’y oublie une jeune révolutionnaire lesbienne finissent par y créer un espace poétique d’une inaltérable pureté au milieu de l’horreur, une mise en abyme littéraire où se réfugie le professeur pour trouver finalement la rédemption. Ce n’était pas le cas d’Urrutia, improvisé finalement professeur de marxisme pour l’état-major de Pinochet, et persécuté jusque sur son lit de mort par sa conscience et l’ombre de l’auteur. Pour sa part, Saccomanno, avec beaucoup de subtilité, laisse la porte ouverte à Gómez et ne prend pas position sur la question de la tour d’ivoire…
Il semble que 77 sera publié en France par L’Atinoir, ce dont je me réjouis d’avance.
Chose faite maintenant. (note de larouge)
source: http://www.europolar.eu/index.php?option=com_content&task=view&id=109&Itemid=33
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