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à propos de "Une ombre en vadrouille" (2)

Par larouge • Soriano Osvaldo • Mercredi 22/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 1155 fois • Version imprimable

Critique de lemonde
Le 12 Août 1994
LETTRES ETRANGERES En ce bas monde
Ceux qui aiment les structures chancelantes, ceux qui penchent pour le genre dépenaillé, ne doivent pas rater le dernier ouvrage d'Osvaldo Soriano, romancier argentin très populaire dans son pays. Il est d'une génération qui succède à celle de Jorge Luis Borges, Bioy Casares, Ernesto Sabato, orfèvres dans l'art de la construction et hommes de toutes les cultures. Trop? Les écrivains qui les suivent, Enrique Medina, Antonio Dal Masetto, Osvaldo Soriano... _ tous dans la cinquantaine _ excellent dans le roman noir: écriture sobre, dépouillée, d'une simplicité que leurs traducteurs qualifieraient de trompeuse: un coup de poing dans la mâchoire, comme le voulait Roberto Arlt.L'argument d'Une ombre en vadrouille est inexistant: le narrateur déambule sur les routes d'Argentine. Rentre-t-il d'un long exil en Europe? Rien dans les poches, il tourne en rond dans la pampa. Au bout de quelques pages, on serait tenté de l'abandonner à son ennui. Mais Soriano raconte comme il respire. On le suivra jusqu'au bout du livre, rien que pour entendre ses histoires de paumés: Coluccini, acrobate de 120 kilos pour qui l'aventure (minable) est finie; Nadia, voyante et astrologue qui se fait payer en jambons et poulets; une bande de curés truculents, dont l'un s'est "privatisé" et réussit à faire passer les riches par le chas de l'aiguille; Barrante, un charlatan qui se promène de village en village avec sa "douche instantanée" et prône l'économie de marché; Lem, un banquier fauché qui s'acharne à ruiner un casino au poker et finit par jouer aux cartes ses meilleurs souvenirs, passage qui aurait, plus court, été sublime.Osvaldo Soriano ne fait pas dans la dentelle et trouve dans cette tribu l'occasion d'étaler son humour féroce, son goût des situations rocambolesques, sa grinçante dérision. Mais Une ombre en vadrouille n'est pas réductible à cette lecture. Les histoires se situent au début des années 90, après la chute du régime militaire et la guerre tragi-comique des Malouines. Il s'agit sans doute de paraboles sur l'Argentine d'aujourd'hui, sur la séparation des familles _ la fille du narrateur est restée en Europe _, sur le déracinement définitif des exilés et sur le miracle économique argentin, qui profite exclusivement aux gros financiers. C'est surtout un voyage initiatique, qui, comme on le sait, se fait sans objectif. Les personnages égarés _ et nous avec eux _ constatent que l'homme n'est pas fait pour vivre au paradis. La solution se trouve sans doute dans ce réduit circulaire au milieu d'un espace infini, où l'on peut enfin respirer.A condition de se moquer de tout, et surtout de soi-même, les Noces du fou, premier roman d'Antonio Dal Masetto traduit en français, est également un polar métaphysique. A l'inverse du précédent, celui-ci est carré, précis, bien charpenté. Les chapitres sont brefs, la phrase courte, et la règle des trois unités, temps, lieu et action, respectée comme dans une tragédie classique. Un beau dimanche. Chaleur moite. Une Peugeot noire entre dans un bourg de la pampa. Tout est en carton-pâte. Quatre individus descendent de la voiture. Leur but, dévaliser la banque locale. Début de western. Le train sifflera trois fois ou Sergio Leone.Un village se révèle à nos yeux, avec ses familles, ses tensions sourdes, ses histoires d'amour et de mort. C'est la fête. Le clou: un simulacre de mariage entre une prostituée et Pedro, le fou du lieu. Scène d'une cruauté qui annonce la violence à venir. Bien vite, Dal Masetto nous entraîne dans une effroyable sarabande de sexe et de sang. Les quatre braqueurs ont besoin de fric, mais ce n'est pas leur objectif essentiel. Désargentés, frustrés dans leurs amours et sans enfants, ils seraient plutôt mus par la nécessité de marquer leurs vies d'un exploit mémorable. Ils font irruption dans la banque bien décidés à ne pas se servir de leurs armes. Dans ces conditions, bien sûr, le coup échoue, et tourne au drame.Contre eux se liguent la peur de l'autre, la folie, l'indifférence, la difficulté de vivre et la bêtise enfin: les contrevaleurs universelles qui régissent ce bas monde. On le sait depuis Balthasar Gracian: sont idiots tous ceux qui en ont l'air et la moitié de ceux qui n'en ont pas l'air. Un monde de mal mariés, d'ivrognes, de lâches, d'avocats véreux, de maîtresses délaissées, va se lancer à la poursuite des braqueurs. Une traque froide, géométrique, qui sortira les poursuivants de leur ennui. Les quatre malfrats remontent dans la Peugeot, mais les deux seules issues du village sont bloquées. Ils vont et viennent au hasard, talonnés par les "justiciers", emprisonnés comme des insectes dans un flacon de verre, guettant l'apparition providentielle d'une petite fissure par où sortir. La morosité de ce petit jeu autour d'une proie a quelque chose de sinistre.Il n'y a pas de temps morts dans ce récit, hormis quelques digressions trop lyriques dans le texte espagnol. Elaguée par la traductrice, la version française est plus ramassée, plus concise. Ce roman qui se lit vite, très vite, laisse une impression vive d'odeurs, de couleurs; d'humour aussi, car il y a, dans ce fatal enchaînement de circonstances, bien des épisodes et des personnages burlesques et sympathiques.On chercherait en vain une notation morale, un parti pris. Pas même en faveur des morts ou de ceux qui vont mourir. Ceux-ci, à la fin, tuent également de façon gratuite, sans doute enivrés par cette orgie qui a duré toute la nuit, jusqu'à ce qu'une pluie torrentielle disperse les groupes de justiciers. L'eau qui va laver la poussière et le sang dressera une barrière devant les événements de la veille. Puis le beau temps reviendra et le village retombera dans son indifférence habituelle, dans son apathie, sa tranquillité. Ses vertueux habitants restent toutefois avec ce mal qui vient de plus loin, peut-être de ce vide que les hommes tentent vainement de combler au fond de leur être, de cette déchirure qui leur fait horreur, même s'ils ne trouvent que la mort pour l'oublier.
CHAO RAMON
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