critique de : lemonde
Le 10 Janvier 1997
Un photographe au bain révélateur
Un photographe à La Plata occupe une place à part dans l'oeuvre d'Adolfo Bioy Casares. L'auteur de L'Invention de Morel y joue pleinement de son nom et de sa technique pour embarquer le lecteur dans une aventure plus suggérée qu'avérée. « Tout se répète », se dit le jeune héros dès le premier paragraphe. Mais rien ne se répètera. La duplicité des personnages peut s'étaler librement sans jamais offrir de prise. Il y a de l'escroquerie dans l'air. Le lecteur est conduit à voir double, à chercher à chaque instant une histoire parallèle, en coauteur déçu et comblé par les méandres de la narration. Jusqu'à une volte-face inattendue où on lui signifie congé de manière fort cavalière.Un photographe débutant, Nicolas Almanza, est chargé d'une mission d'apparence si banale qu'elle paraît d'emblée en couvrir une autre. Il doit en effet se rendre à La Plata pour y photographier les principaux édifices publics de la ville. En posant le pied sur le sol de la cité portuaire, il est immédiatement happé par une curieuse famille, qu'un témoin appellera « la sainte-famille » par antiphrase, qu'un autre qualifiera de « diable en personne », de « Satan ». Le père, nommé Don Juan, prétend reconnaître son fils dans le jeune homme, et ses deux filles, une blonde et une brune, ont tôt fait de lui ouvrir les vues les plus plaisantes sur l'enfer.Le récit se coule en permanence entre deux genres : le réalisme et le fantastique. D'une part des réflexions précises sur l'art de la prise de vues (lumière, cadre), sur l'importance du tirage (on se souviendra que Bioy Casares a été aussi photographe), ainsi qu'une visite quasi documentaire de La Plata. De l'autre, une collection de personnages inquiétants, violents parfois, suggérant un complot de forces hostiles, à l'origine de manipulations d'autant plus étranges qu'on n'en discerne à aucun moment les objectifs. D'un côté, les lumières nettes des monuments, de l'autre les noirs abîmes des caractères.Tout l'art d'Adolfo Bioy Casares est employé à attacher discrètement le lecteur au jeune héros. Afin qu'il le prenne sous sa protection et tente de le garder des chausse-trapes entre lesquelles il court, impavide, à la manière de Keaton dans Cadet d'eau douce, sans rien qui puisse le dévier de son cours. Mais la victime toute désignée des menées sataniques est si pure (il « n'a jamais pensé au mensonge ») qu'elle se révèle aussi incorruptible qu'inaccessible au mal. Ses aventures deviennent alors le récit d'une double initiation, photographique et sexuelle, un inattendu roman d'apprentissage.
source: www.alapage.com
JEAN-LOUIS PERRIER
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