"Tous les hommes sont menteurs", d'Alberto Manguel : Manguel, romancier au carré
Après avoir tant écrit sur la lecture, les bibliothèques, les êtres imaginaires, les mythes, Alberto Manguel devait bien un jour, à son tour, affronter la fiction dans la langue qui, pour lui, est moins celle de la réflexion (car il écrit ses essais en anglais) que celle de l'émotion : l'espagnol, mieux adapté à ce roman qui raconte à la fois une usurpation d'identité, une disparition, une délation et un meurtre.
Alejandro Bevilacqua, écrivain fictif sans oeuvre - à l'image du Triestin Bobi Bazlen (lui, réel) auquel Daniele Del Giudice avait consacré son si beau Stade de Wimbledon -, est mort au début du roman, qui va avoir plusieurs narrateurs. Le premier est Alberto Manguel lui-même, qui ne cache pas son exaspération de devoir s'intéresser de près à cette figure extravagante d'une Madrid déjà lointaine. Tous deux exilés d'Argentine, ils s'étaient retrouvés auprès d'une femme de lettres dont la "main droite", la jeune Andrea, fut la maîtresse de Bevilacqua.
Sommé par un journaliste poitevin qui a le projet d'une biographie de cet étrange personnage, Manguel rassemble ses souvenirs, sur le même ton constant d'agacement et d'ironie. En effet, il a bien connu Bevilacqua, en effet il a lu son livre tardif au titre nabokovien, Eloge du mensonge. Mais rien ne lui plaisait en cet homme. Et ce qu'ils avaient en commun, l'expérience d'une Buenos Aires hantée par les délateurs, dévastée par les disparitions, rendue rêveuse et nocturne par une disposition incompréhensible, irrationnelle, à la poésie, ne les a jamais beaucoup rapprochés.
A ce témoignage récalcitrant succèdent trois autres qui, peu à peu, vont révéler la véritable nature de l'écrivain sans oeuvre, qui n'est qu'un escroc des lettres. Car c'est la publication même de son Eloge du mensonge qui est elle-même un mensonge.
Double caricatural
Quoique fascinant par la façon dont les récits s'emboîtent et dont l'intrigue se dénoue, à travers les versions successives des mêmes événements, le roman vaut surtout par ses digressions, selon une tradition à la fois ibérique et sud-américaine.
On est bien sûr, en commençant à lire le livre, tenté de voir en Bevilacqua un double caricatural de l'auteur lui-même. Et Manguel s'amuse à donner de fausses clés, à ouvrir de fausses pistes : "Avant de savoir qu'il était en train de publier un roman, jamais je n'aurais songé qu'il avait un talent pour la fiction : à part lui, je ne connaissais personne qui puisse passer la nuit à regarder un film sur la vie dans un entrepôt frigorifique des Asturies ou un sanatorium aragonais." Or Manguel, si fin essayiste soit-il, s'est toujours intéressé à la création d'êtres imaginaires et a souvent transformé ses petites biographies (de Stevenson, de Kipling) en romans... Et son personnage, précisément, "se méfie de l'invention", ce qui, en quelque sorte, est la caractéristique exactement contraire à celle de l'auteur même. A l'invention, Bevilacqua va substituer l'usurpation. Comme au prétendu témoignage, Manguel va substituer la fiction.
Un marionnettiste va entraîner son personnage d'écrivain raté dans l'univers parallèle des êtres imaginaires. Et l'imagination va s'engouffrer dans ce qui est à la portée de tous : l'illusion amoureuse d'un côté, la simulation sociale de l'autre. Bevilacqua, nous dit Manguel, ne pouvait pas être romancier, parce que "lui manquait cet élan d'inventivité qu'exige la fiction, ce manque de respect face à ce qui est et cette impatience de ce qui pourrait être". Le roman dès lors tourne autour de la création littéraire et autour de l'amour, dont Manguel, à travers ses narrateurs, donne plusieurs définitions saisissantes. Certes le destin de l'usurpateur n'est pas abandonné : son histoire fournira l'occasion d'un survol émouvant des années noires de l'Argentine et de l'exil forcé. "Ecrire, nous dit-il, est une manière de garder le silence, de ne pas parler, d'empêcher les mots de prendre leur envol, comme disait Vallejo, de les enraciner dans la page. Ecrire est une manière de proférer une menace sans la formuler à voix haute, en s'arrangeant pour que l'ombre des lettres nous tourmente entre les lignes."
Quant à l'amour, ce serait "la certitude idiote avec laquelle notre imagination crée un spectre vraisemblable". De l'amour, il est beaucoup question, car Bevilacqua cherche des femmes qui puissent lui tenir lieu non seulement de fiction, mais de volonté et même de langage. "Je compare l'amour à une traduction. Tout moi dans une autre langue, lu à présent à travers sa langue à elle, que je dois apprendre dorénavant comme un jour j'ai appris mon alphabet." Définition qui, de la part d'un polyglotte, n'est pas sans force.
TOUS LES HOMMES SONT MENTEURS (TODOS LOS HOMBRES SON MENTIROSOS) d'Alberto Manguel. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco. Actes Sud, 204 p., 19 €.
source: http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2009/09/24/tous-les-hommes-sont-menteurs-d-alberto-manguel_1244505_3260.html#ens_id=1139230
Derniers commentaires
→ plus de commentaires