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à propos de “Tous les Funes”

Par larouge • Berti Eduardo • Dimanche 14/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1258 fois • Version imprimable

En intitulant son dernier roman Tous les Funes, Eduardo Berti, le place évidemment sous l’invocation de Jorge Luis Borges, le père de la littérature argentine moderne, et, sans doute, de toute l’Amérique latine. La première nouvelle d’Artifices (deuxième partie du recueil Fictions) a comme titre le nom du personnage Irénée Funes, un original qu’un accident rend hypermnésique (mémoire hypertrophiée) : « Funes ou la mémoire ». Cette nouvelle est l’une des plus célèbres de Borges. L’allusion est donc évidente à quiconque connaît tant soit peu la littérature d’Amérique latine. Ce titre, s’il est une promesse de voyage littéraire, crée aussi chez le lecteur une exigence à la hauteur de la référence.
Or, le lecteur ne laisse pas d’être étonné de découvrir un Funès qui n’est pas celui de Borges, qui n’est même pas urugayen (comme l’est Irénée Funes dans la nouvelle). Ce n’est pas non plus un jeune homme, encore moins original. Le personnage auquel le roman lie notre lecture est un vieil homme, presque octogénaire, dont nous découvrons rapidement qu’il est professeur émérite (à la retraite) de littérature d’Amérique latine. L’attente née du titre n’est pas déçue, mais au contraire accrue par ce qui est une promesse de considérations sur la littérature d’Amérique latine.
Nous suivons en effet ce professeur en route vers Lyon où il se rend pour participer à un colloque sur sa spécialité. Très vite, il devient évident qu’Eduardo Berti se joue de nous. Contrairement à son modèle borgesien, Jean-Yves Funès a des troubles de mémoire et ne cesse de faire effort pour se souvenir de ses précédents séjours à Lyon où il est venu en compagnie de son épouse. Contrairement à son modèle qui s’efforce d’organiser sa mémoire et de classer ses souvenirs car il éprouve la singularité de chaque sensation, y consacre tout son temps et toute son énergie, le personnage que nous accompagnons a une mémoire désordonnée, s’avère incapable de ne pas fondre et confondre les sensations passées et présentes, les noms, les visages et les lieux.
Le roman dont il vaut mieux ne pas déflorer le cours des événements à cause des surprises que le narrateur ménage au lecteur donne une impression de liberté rare. La narration ne s’interdit aucune forme, aucune coïncidence, aucune ressource référentielle (littéraire, historique, etc.). Les discussions auxquelles participent les personnages explorent les questions de la mémoire, du nom, de la coïncidence, de l’héritage littéraire et onomastique et donnent l’impression que ce qui s’y joue est aussi important que l’est la découverte du coupable dans un roman policier.
« Tous les Funes » n’est pas seulement le titre du roman que nous lisons, il est aussi celui d’un livre que le personnage principal rêve d’écrire et dont la matière, la forme et les difficultés sont discutées par les personnages.
Nous ne sommes plus habitués, sans doute, par ces jeux auxquels joue l’auteur dans son roman faisant du lecteur tantôt un complice amusé tantôt un gogo trompé. Les références ne sont pas toutes explicites et une partie du plaisir de la lecture (une partie seulement, le plaisir réside essentiellement dans la narration elle-même, menée avec une admirable maîtrise, sans longueurs et pleine d’interruptions salutaires) tient au sentiment qu’il y a toujours derrière les mots plus que ce qu’on y lit.
Par son thème, par le type de relation institué entre les personnages (discussions à l’occasion d’un colloque), par ses jeux référenciels, ce roman fait écho à deux romans récents ; l’un argentin, intitulé La traduction de Pablo de Santis, placé lui aussi sous l’autorité de Borges, et l’autre brésilien, intitulé Borges et les orangs-outangs éternels de Luis Verrissimo. Avec ce dernier, il partage l’humour et le jeu.
L’humour d’Eduardo Berti était déjà très efficace dans La vie impossible, son précédent livre, construit comme une série de résumés de nouvelles à écrire (de pitchs disent les Américains) souvent fondées sur un paradoxe cocasse. Il se retrouve ici sous de multiples formes dont ce petit morceau où Jean-Yves Funès  discute avec une poète chilienne : « la pipe est le contraire des femmes, et savez-vous pourquoi ? Elena fut surprise et Funès rit, la pipe entre les dents, avant d’expliquer : Une pipe vierge a un gros trou qui rétrécit peu à peu à l’usage, plus une pipe est vieille et plus étroit est son trou, meilleur goût elle a, il ne faut pas utiliser une pipe quand elle est chaude, mais attendre qu’elle refroidisse, et il faut qu’une pipe soit sèche, elle ne vaut rien si elle est humide. » Ou comment être graveleux avec délicatesse !
Le style d’Eduardo Berti qu’Alberto Manguel compare à celui de Bioy Casarès, a souvent, il nous semble, l’évidence et l’efficacité de Coratzar à qui il emprunte cet art de tromper son lecteur avec son consentement, sinon sa complicité. Ces comparaisons seraient oiseuses si Eduardo Berti ne cessait par les références qu’il affronte de se mesurer aux plus grands et de se hisser jusqu’à eux au point de trouver une voix lui permettant de dialoguer avec eux sans les copier.

Cyril de Pins

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