Article paru le 18 janvier 2007
culture
Le tango vu du ciel
Tango
de Elsa Osorio
Éditions Métailié, 420 pages, 22 euros.
Le premier livre traduit en français d’Elsa Osorio, Luz ou le temps sauvage (Métailié), avait frappé par sa grande maîtrise autant que par son thème poignant, emblématique de la période la plus noire de l’Argentine : une jeune femme découvre qu’elle a été enlevée dès sa naissance puis éduquée par une famille appartenant au clan des militaires, coupable d’avoir emprisonné et torturé ses véritables parents. Cette intuition de l’autre comme étant l’un de ses semblables est également un des thèmes de Tango, tout comme l’obstination de son auteur à gratter l’histoire, à remonter aux sources de ce qui fait la personnalité d’un individu, ou plus amplement d’un pays.
Luis et Ana se rencontrent à Paris aux célèbres soirées tango du Latina. Tous deux d’origine argentine, ils vont découvrir qu’un lien familial les unit. S’interrogeant sur une ancestrale haine familiale envers son arrière-grand-père, Hernn Lassalle, grand danseur de tango, Ana, remarquable danseuse elle-même, va accepter de travailler avec Luis pour son film. C’est le début d’une mise en fresque des trente premières années du XXe siècle. L’Argentine, encore en adolescence, vit une période de bouillonnement et d’espérances, une parenthèse insouciante avant que le pays ne sombre « dans une succession de plus en plus sanguinaire de dictatures ». Ces trente années magiques, quand le tango sort des bas-fonds pour devenir, entre les doigts de musiciens géniaux qui préfigurent les grands, le symbole d’un peuple qui rêve de libération, ne sont cependant pas un âge d’or. Des êtres fragiles se confrontent à la cruauté et à l’hypocrisie de ceux qui possèdent richesses et pouvoirs, leurs audaces sont le plus souvent brisées, qu’ils organisent des grèves ou prennent plus simplement le droit d’aimer qui bon leur semble.
Guerre des générations, lutte des classes, chocs idéologiques : l’Argentine est une pétaudière… et le tango en est sa mèche. Car si les riches, les hommes surtout, veulent bien fréquenter cette musique lorsqu’ils s’encanaillent dans les maisons de passe, elle est bannie des foyers. Trop dangereuse pour cette société machiste qui tient le pouvoir, capable de se montrer terrible, de renier amours et enfants pour sauvegarder les convenances. Mais le tango est puissant, il donne force et imagination aux enfants qui se révoltent. Ce sont les femmes essentiellement qui prennent leurs destins en main : Rosa, la militante courageuse qui va devenir la première grande chanteuse de tangos ; Mercedes qui s’affranchit parce que son père, la surprenant à jouer une musique de bordel chez lui, a jeté son piano dans la rue ; Ines même, la mère de Mercedes, réfugiée dans ses romans et ses rêveries pour échapper à l’autoritarisme de son mari… Certains hommes cherchent aussi à sortir du carcan, mais, davantage soumis à la contrainte peut-être, leurs tentatives sont plus timorées. Seul Juan, le compositeur, s’en sort bien. Ses inventions musicales et son indépendance vont apporter de grands changements dans cet immense cabaret qu’est alors l’Argentine authentique, celle où se mêlent noble et vulgaire, où se marient la chair et l’esprit, avec bonheur malgré les excès ou à cause d’eux justement.
Le récit de Tango est complexe, l’auteur passe sans prévenir d’un personnage à un autre, d’une voix narrative à une autre, la principale étant… le tango lui-même ! Celui-ci goûte comment les hommes et les femmes le réinventent à chaque fois, il approuve quand ils l’honorent en brisant des règles trop rigides qu’il ne saurait supporter. « Sans eux, je n’aurais jamais été dansé dans tant de pays étrangers, ni imposé dans les maisons de ces traîtres de Buenos Aires qui me niaient en public après avoir tant profité de moi en privé. » Le tango mène les personnages d’une légère pression de la main, comme le cavalier le fait dans le dos de sa partenaire. Il guide aussi le lecteur, parfois perdu, afin qu’il reprenne ses pas. Le tout est commenté du haut du ciel par les « âmes » des personnages eux-mêmes, résidents désormais de Tango, paradis auquel les meilleurs d’entre eux ont enfin droit. Ils y commentent leurs erreurs, y comprennent combien leurs amours terrestres auraient mérité d’être vécues plus fortement et librement. Ils y retrouvent la sensualité des corps et la vérité des êtres, au son du bandonéon.
Pascal Jourdana
source: www.humanite.fr/popup_imprimer.html
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