LITTERATURES
Une pléiade argentine
Article paru dans l'édition du 07.03.97
Le désabusement canaille et l'enthousiasme totalement exalté
de Silvina Ocampo comme indices de l'état poétique
arce que sa soeur a fondé la revue Sur, Silvina est parfois éclipsée par Victoria. Parce qu'elle fut la femme d'Adolfo Bioy Casares, la notoriété du mari fait parfois oublier que Silvina fut l'auteur d'une oeuvre unique, poétique, dramatique et romanesque. Mais nombreux ont été les écrivains qui ont célébré l'originalité de cette Argentine mystérieuse, ironique, intemporelle, disparue le 14 décembre 1993. De sa poésie, son ami Borges, qui n'hésitait pas à la qualifier de « géniale », disait qu'elle avait profondément influé sur la qualité même du reste de l'oeuvre, en prose : « Cette condition de poète exalte sa prose. » Et il est vrai qu'on lit les poèmes de Silvina Ocampo plus comme des signaux, des indices de son état de poète que comme des textes construits pour eux-mêmes.
La poésie parcourt l'ensemble de la production littéraire de Silvina Ocampo, qui est comme habitée par une ferveur que l'on trouvait plutôt dans d'autres siècles. Aucune pose pourtant chez cette femme, dont l'humour mordant, inattendu, parfois brutal, déconcerterait quiconque n'a pas acquis une certaine habitude des fulgurantes drôleries de la littérature argentine. L'humour, là-bas, est la politesse de l'intelligence, la précaution de l'inspiration. Qu'on ne s'étonne pas de lire dans un même élan la marque d'un désabusement canaille et les signes d'un enthousiasme totalement exalté. En cela, Silvina appartient très profondément à sa culture.
Née à Buenos Aires en 1903, elle était la plus jeune de six filles. Elle vécut à Paris où, se destinant à la peinture, qu'elle n'abandonnera jamais ce qui fera dire à Borges « l'immédiate certitude du visuel persiste dans sa page écrite » , elle étudia avec Giorgio De Chirico. On pourra, du reste, noter une constante parenté avec les frères Savinio-De Chirico, dont elle partage les fantaisies poétiques, les sympathies surréalistes, le goût du fantastique. Après sa rencontre, en 1933, avec Adolfo Bioy Casares, qu'elle épousera en 1940, elle participe à l'Anthologie de littérature fantastique de Jorge Luis Borges. Elle publie son premier recueil de nouvelles en 1937, Voyage oublié, et son premier livre de poèmes, Enumeracion de la patria, en 1942.
INTELLIGENCE CÉLESTE
Comme l'a souligné Italo Calvino, dans sa préface au recueil de nouvelles récemment réédité, Faits divers de la terre et du ciel (1), il y a, chez Silvina Ocampo, « une férocité qui ne se sépare jamais de l'innocence : innocence masque de la férocité ou férocité masque de l'innocence ». L'enfance, le merveilleux, le « mystère du quotidien », comme le rappelait Hector Bianciotti, qui la fit traduire en français et, à l'occasion de sa mort, la compara à la Mexicaine Sor Juana Ines de la Cruz, caractérisent ses accents poétiques qui ne sont jamais détachés d'un prosaïsme ironique, en dépit de leurs frémissements. La littérature, avec Silvina Ocampo, n'est jamais le moyen de délimiter des domaines : ce n'est pas un lieu d'exclusion, mais, au contraire, de contamination des humeurs. « Intelligence céleste » : l'expression de sa traductrice, Silvia Baron Supervielle, elle-même poète d'un extrême raffinement, présente avec justesse le ton général de ces poèmes, parfois apparentés à Emily Dickinson, parfois redevables à la Pléiade française. Il faut lire la poésie de Silvina Ocampo avec une attention candide : ne pas renoncer à la précision du sens, ne pas être arrêté par la forme apparemment rigide et çà et là précieuse. Car les préciosités, les emphases, les exclamations, sont aussi des approches profondes du sentiment amoureux.
On peut, du reste, s'interroger : y a-t-il un autre moyen d'exprimer l'amour en poésie que d'en passer par les formes qui ont triomphé au XVIe et au XVIIe siècle ? « Tue-moi, splendide et sombre amour,/ si tu vois dans mon âme s'égarer l'espérance. » Silvina Ocampo ne craint pas d'adopter même la convention de l'idylle bucolique, pour exprimer, avec une sorte d'ingénuité redécouverte, la passion. C'est peut-être pour que rayonnent spec- taculairement des images, elles extraordinairement fortes : « J'entends les arbres du ciel grandir, / mais tout se fait poussière si tu ne m'aimes pas : / de la couleur de la mort des branches. »
L'accoutumance à ce style hautement tenu est d'une certaine manière gratifiante, permettant d'accepter cette forme pour avoir accès à de véritables illuminations sur l'amour, le silence, « ces conversations apocryphes/ qui ne furent par personne prononcées ». Le sixième « sonnet d'amour désespéré » ne déparerait pas auprès de ceux de Louise Labé ou de Joachim du Bellay. « Je veux t'aimer, non t'aimer comme je t'aime ; / être aussi distante que les roses ; / telle l'arbre aux branches de lumière,/ ne pas exiger les joies qu'aujourd'hui je réclame ; / m'éloigner, me perdre, t'abandonner,/ avec ma trahison, te retrouver. » Y a-t-il façon plus élégante et sereine de dire le renoncement sans tourner le dos à la passion ?
RENE DE CECCATTY
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