Ernesto Sabato, prince du chaos Article paru dans l'édition du 26.04.96« Le Tunnel », « Héros et Tombes » et « L'Ange des ténèbres » : trois romans, une oeuvre
Une damnation pour cet habitant tourmenté de son propre abîme où il mène de perpétuelles confrontations avec lui-même
l'occasion de la sortie de sa trilogie romanesque en un seul et luxueux volume, et sur le chemin de Tirana où il a reçu, le 20 avril, le prix Kadaré, décerné pour la première fois, Ernesto Sabato s'est arrêté à Paris pour quelques jours. Ainsi on aura pu constater, encore une fois, que le plus affable des hommes, le plus loquace et drôle, aimant l'humour (noir, certes), demeure cependant l'habitant de l'enfer qui est à l'origine de sa littérature : l'habitant tourmenté de son propre abîme, où il mène de perpétuelles confrontations avec lui-même et avec les personnages virtuels qu'il porte en lui, et qui constituent la substance même de ce chaos qu'est, à ses yeux, l'être humain.
Le chaos : c'est ainsi que Sabato appelle le domaine du coeur, lequel propose, seul, selon lui, des raisons pertinentes ; le coeur, cette contrée sans frontières ni sol, où il fait nuit ; où le fond n'a pas de fond ; où, tout au plus, on acquiert la certitude de ne pas être entendu ; où se démasquer revient à multiplier ses propres masques ; où les comportements les plus opposés se révèlent équivalents, ne méritant ni blâme ni louange ; où l'obéissance précède la loi, de même que le sentiment de culpabilité devance la faute...
Sabato est né, en 1911, dans une petite ville de la province de Buenos Aires, au sein d'une famille émigrée d'Italie à la fin du XIXe siècle. Il hérita le prénom du frère qui l'avait précédé et qui, tôt disparu, ne fut que pendant deux ans et demi le dixième des enfants Sabato. Aussi, il s'est toujours senti un substitut, le remplaçant d'un mort. A jamais convaincu que, bien avant sa naissance, dans le ventre de sa mère, il s'était nourri de la douleur inguérissable qu'elle éprouvait pour la perte du premier Ernesto : « Mon enfance est pleine de cauchemars, d'hallucinations ; j'étais somnambule, je traversais plusieurs chambres pour rejoindre ma mère ; je lui demandais de l'eau... L'homme qui ne sait pas imaginer sa vie prénatale ne connaîtra pas sa vraie nature. Ma mère me disait, à moi, Ernesto, qu'Ernestito avait été un enfant exceptionnel, elle me le répétait souvent, sans doute dans l'espoir que je devienne, à mon tour, quelqu'un d'extraordinaire. Elle me protégeait, trop ; mes frères, eux, jouissaient d'une grande liberté ; moi, en revanche, j'ai appris à connaître le monde à travers une petite fenêtre ; enfin, j'avais douze ans lorsque je suis entré au lycée de La Plata, où j'ai eu une sorte, si vous voulez, d'illumination en regardant le professeur qui, au tableau noir, un bâton de craie à la main, démontrait un théorème... Cela allait me sauver du chaos ! Tout ce que l'homme fait, produit, crée est impur, c'est-à-dire à son image, sauf les mathématiques, ce monde d'objets éternels et incorruptibles, comparable seulement à la musique. »
BRETON, DOMINGUEZ...
Ainsi, dès son entrée en faculté, Sabato se consacra à la physique, se rapprochant, à la même époque, du Parti communiste, qui, quelques années plus tard, l'envoya en mission à Bruxelles pour assister au Congrès contre la guerre et le fascisme, que présidait Henri Barbusse. L'itinéraire prévu devait le conduire à Moscou, mais, sur le quai de la gare, il prit un train pour Paris où l'attendait la scrupuleuse misère de la bohème estudiantine.
Or, à peine était-il rentré en Argentine qu'une bourse lui permit de retourner à Paris, pour travailler aux côtés d'Irène et de Frédéric Joliot-Curie. Mais le jeune scientifique, qui passait sa journée au milieu d'électromètres, la nuit tombée s'en allait à Montparnasse frayer avec les surréalistes : « Quand je les rejoignis, en 1938, c'était déjà la fin du mouvement, on vivait presque de souvenirs ; ce qui m'attirait chez les surréalistes, c'était leur attitude morale, leur « cambrure », gâchée malheureusement par des individus comme Dali. Breton, très bon poète, était bien naïf : il croyait pouvoir concilier le matérialisme dialectique avec le monde des rêves... Dans le groupe, Oscar Dominguez a été un grand ami ; il insistait pour que je quitte le laboratoire des Curie et me consacre à la peinture. J'avais toujours peint, dessiné, feuilles crayonnées, petits tableaux que, comme tant de manuscrits, j'ai brûlés, pas jetés, brûlés, par un intime besoin de purification. Mais, alors, ce que Dominguez ignorait, c'est que j'étais en train d'écrire un roman... La littérature est le véritable démon, le roi du chaos ; écrire est une damnation ; je voulais atteindre, à travers la fiction, à quelque chose qui ne fût pas du ressort de nos connaissances, mais je me méfiais du pouvoir incantatoire des mots... Ils vous dépouillent de votre vérité, de votre moi, ou bien vous le révèlent tel qu'il est, sans pitié, avec ses attentes angoissées, son impossibilité de pardonner, ses extases : comment peut-on survivre sans assassiner quelqu'un ? Deux fois dans ma vie, j'ai été sur le point de tuer... »
Lorsque, il y a une quinzaine d'années, son ophtalmologue lui annonça que, s'il continuait à lire et à écrire, il risquait de devenir aveugle à court terme, mais qu'il préserverait, s'il arrêtait son travail, une vision nette des couleurs et, à partir d'une certaine taille, des formes, Sabato ressentit, affirme-t-il, une sorte de ferveur presque violente : enfin, il pourrait se vouer à la peinture sans avoir l'impression de perdre son temps. « Je crois que la peinture est plus proche des vérités les plus profondes, celles qui gisent dans le subconscient. Je peins mes rêves. D'un rêve on peut tout dire, sauf qu'il ment : il n'y a presque jamais de mots dans un rêve, seulement des images. Si on les peint, on s'en libère. »
Le premier ouvrage qu'il publia fut un essai au titre pascalien : Uno y el universo (approximativement : « Soi-même et l'Univers »). Trois ans plus tard, en 1948, Sabato consentit, non sans réticence, à la publication d'un roman, Le Tunnel, où, d'emblée, il avait trouvé la voix qui convenait aux situations extrêmes auxquelles il incline. Treize ans s'écoulent, et il donne un nouveau roman, son chef-d'oeuvre, sans conteste, et l'un des sommets de la fiction contemporaine : Héros et Tombes, modestement intitulé en français Alejandra jusqu'à la présente édition où le titre est plus près de l'original Sobre héroes y tumbas mais dénué de sa poésie. Treize ans encore de silence romanesque, et ce sera L'Ange des ténèbres, ouvrage dans lequel Sabato se met lui-même en scène, houspillé par ses fantasmes (1).
Trois romans : une oeuvre. Sans oublier les essais, parmi lesquels on peut lire en français L'Ecrivain et la Catastrophe (2) et ses entretiens avec Carlos Catania, Mes fantômes (3), qui sont une manière d'essai. Mais, en fait, depuis le jour où Matilde, sa femme, le supplia de ne plus rien détruire, de nombreux manuscrits, dûment classés, attendent : il reviendra à ses exécuteurs testamentaires de considérer s'ils méritent d'être publiés.
Cela dit, Sabato est en train d'écrire à la machine, grâce à la mémoire digitale un livre bref, où il se propose d'enfermer en quelques mots ses éternelles obsessions. Des mémoires ? « Non, un romancier ne peut plus en écrire, les mots le devancent... » Un récit autobiographique ? « Oh, toute oeuvre est une autobiographie ; un arbre de Van Gogh est le portrait de son âme. » Comme ses livres à lui, Sabato, et ses tableaux.
HECTOR BIANCIOTTI
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