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à propos de Norah Lange

Par larouge • Lange Norah • Vendredi 03/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 1203 fois • Version imprimable

29.04.2008
Norah Lange.
«Pourquoi donc les mouches se posent-elles toujours sur la figure de quelqu’un qu’on n’aime pas tellement ?» Enfant, Norah Lange se pose ce genre de questions en regardant les têtes des gens qui rendent visite à ses parents, dans leur propriété de Mendoza, en Argentine. C’est une petite Electre mallarméenne : elle conte les syllabes des mots avant de s’interroger sur leur sens, les crie sur les toits quand leur sonorité lui plaît, comme pour les épuiser dans leur beauté.
«Angle obtus». On est au début du XXe siècle. Il y a des arbres, des chevaux, une grande maison, cinq sœurs, un petit frère et un piano. Le père est un ingénieur norvégien. La mère est une cousine par alliance de Borges. Avec ou sans mouches, Norah regarde les gens d’une façon particulière : «Je m’imaginais leur profil de l’intérieur. C’était comme si je m’introduisais dans la personne, physiquement, mais seulement dans le visage.» Si bien que lorsqu’elle est devant l’ingénieur Bok, un homme à la barbe rousse, «je devais, écrit-elle, m’installer la tête en bas, pour que mes cheveux figurent sa barbe ; les mains à peines jointes dans le dos, les jambes pliées, formant un angle obtus avec le corps, pour imprimer à ses yeux cette petite raideur qui leur haussait les sourcils plus haut que la normale». Heureusement, «devant un bossu ou un manchot, je n’ai jamais ressenti ce désir de reconstruire leur silhouette avec mon propre corps. Mais le profil !» Et elle ajoute : «Ces profils calmes qui, brusquement, ont une courbe comme pour les larmes.»
Ce genre de remarques vient à chaque page de Cahiers d’enfance. C’est ce qui en fait un livre de souvenirs toujours surprenant, un carnet de découvertes : la sensibilité est objectivée et ensauvagée par l’autonomie du regard. Chaque chapitre, deux ou trois pages, décrit une situation, un personnage, une sensation, une mort ou une naissance, un moment important de la vie des Lange ou une obsession de Norah. On suit les six années à Mendoza, que ferme aux deux tiers du livre la brusque mort du père. Elle rappelle celle, décrite plus tôt, du vieux cheval qu’il ne montait plus et qui s’empala sur des barbelés.
La famille rejoint Buenos Aires. Le dernier soir, les sœurs Lange disent adieu à chaque arbre du parc, en l’embrassant. Plus tard, la mère perd ses cheveux et doit revendre peu à peu les objets de valeur. La fin du livre approche, le piano est à son tour emporté. Le dernier soir, chaque sœur joue quelque chose dessus. Norah est la dernière, la plus longue. Elle continue à jouer dans la nuit alors que ses sœurs ont rejoint leurs chambres.
Si on s’amusait à titrer les chapitres, cela donnerait : «Marta aux mains écorchées», «Le cheval meurt de jalousie», «Le mort réchauffait son verre d’eau», «La naine qui observait depuis sa caisse», «Le cerf-volant vert est un linceul», «Le jardinier me montre du doigt», ou, même, «Bartleby». Bartleby est ce journalier laconique qui vient parfois ramasser les feuilles et les arbres. Un jour, il y a une mouche sur son bras. Il ne la chasse pas. Norah l’observe, et se souvient : «Soudain, il me dit, avec la voix incertaine de ceux qui sont sur le point de pleurer : "Allez-vous-en fillette. Je crois que madame vous appelle…" J’ai pensé qu’il voulait gober la mouche.» Mais il ne reviendra plus, sans raison, comme gobé par le regard de Norah.
Bartleby, donc. Mais, justement, aucun chapitre n’est titré. Mieux, chaque histoire ou presque débute sans qu’on sache qui est évoqué : Norah décrit d’abord un détail, un état, puis met des noms, quelques informations dessus. Son œil est une île vierge qui invente les naufragés qu’elle accueille, puisque tout existe pour la première fois : «Ce qui m’intéresse le plus en toutes choses, cette sensation subite de se sentir seule, la nécessité qu’elles changent d’aspect, qu’elles connaissent une humilité et un abandon.» Se souvenir de ça est l’opération magique, violente, qui n’est justifiable et supportable que dans la tendresse reçue et donnée. Plus tard, cette tendresse a disparu, on s’en souvient et on se met à écrire. C’est alors, naturellement, le mot qui revient le plus souvent. Il vole de page en page comme le ballon rouge dans un bois d’épingles.
En Argentine, Cahiers d’enfance est un classique. Norah Lange l’a écrit en 1937, à 32 ans. A 15 ans, elle avait rejoint le groupe des Ultraïstes. Ce mouvement poétique argentin secoue la langue par la métaphore, la vitesse, une manière ostentatoire de tuer la vieille rhétorique poétique. Jorge Luis Borges en fait partie. Il a peut-être aimé Norah Lange, une belle rousse et une poète, «célèbre par la double splendeur de sa chevelure et de sa fière jeunesse». Les soirées des sœurs Lange sont réputées. C’est chez Norah que Borges rencontre, en 1922, sa fiancée, Concepción Guerrero. Trois ans plus tard, Norah publie son premier recueil, la Rue du soir. Borges écrit, avec cet enthousiasme au style fleuri que la sobriété de ses chefs-d’œuvre démentira : «Les nuits et les jours de Norah Lange sont comme une eau dormante lumineuse dans une propriété que je ne situerai pas avec une précision topographique mensongère et dont il me suffira de dire qu’elle est dans la profondeur du soir.» On dirait qu’il parle, avec douze ans d’avance, de Cahiers d’enfance.
Le livre est publié aujourd’hui en France sur recommandation du romancier argentin César Aira : «Le style de Norah Lange, écrit-il (1), est encore "normal", presque conventionnel, et, bien que sa froideur objectiviste apparaisse, elle est ici équilibrée par la tendresse.» Les deux romans ultérieurs de Norah Lange, Personnes dans la salle et les Deux Portraits, anticipent, selon Aira, «le nouveau roman français : animations gelées, inhumaines, mécaniques, dans un musée de cire. Ils ressemblent au Ravissement de Lol V. Stein, mais en plus secs et en moins sentimentaux.»
«Climat alcoolique». Après la mort en 1967 de son mari, l’écrivain Oliverio Girondo, Norah Lange continue de donner des fêtes chez elle. «Le climat alcoolique devait y être particulièrement sinistre, imagine César Aira. La première tentative de suicide d’Alejandra Pizarnik eut lieu après l’une de ces fêtes.» Alejandra Pizarnik est l’un des grands poètes argentins. Elle se tue en 1972, à 36 ans. Son œuvre poétique a été publiée, en 2005, aux éditions Actes Sud. Peu avant sa mort, elle écrivait : «Ne plus désirer vivre sans savoir ce qui vit à ma place, ni écrire, puisque pour me blesser la vie prend des formes si étranges.» C’est le genre de problème que Norah Lange, dans Cahiers d’enfance, a su résoudre : toute blessure, due à des formes étranges, est guérie par la tendresse qui lui correspond. Mais ça ne dure pas. Elle est morte un mois avant Alejandra Pizarnik, à 66 ans.
1) Entretien par mail avec Libération.
Norah Lange Cahiers d’enfance Prologue de Sylvia Molloy, traduit de l’espagnol (Argentine) par Nelly Lhermillier Christian Bourgois.
PHILIPPE LANÇON QUOTIDIEN : jeudi 24 avril 2008

Source: http://copiercoller.hautetfort.com/archive/

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