SERGIO CHEJFEC - MES DEUX MONDES (TRAD. CLAUDE VIOT-MURCIA, PASSAGE DU NORD-OUEST, 2011) lundi 18 avril 2011, par L’entre-deux du monde double de Chejfec
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source: http://www.fricfracclub.com/spip/spip.php?article539
merci à antonio werli
Cet article a d’abord paru sur ce site le 3 février 2010, à propos de l’édition espagnole de Mis dos mundos (Candaya, 2008). Nous le remettons en avant à l’occasion de sa parution française, aux éditions Passage du Nord Ouest. Les extraits y sont donnés dans la traduction d’Antonio Werli. Les curieux pourront également lire une interview de Sergio Chejfec par le FFC, ainsi qu’un article de Guillaume Contré sur le roman El Aire (Alfaguara, 1992).
Cela remonte à quelques temps. Un ami m’avait soufflé le doux et difficilement prononçable nom pour un français de Sergio Chejfec, auteur argentin né en 1956, non-traduit (un livre avait pourtant été édité par leMEET dans les années 90, mais épuisé depuis des lustres). J’étais retombé sur ce nom un jour où je feuilletais une excellente revue espagnole en ligne, la Revista Teina (dont les archives semblent malheureusement indisponibles). Et l’envie de découvrir Chejfec fut redoublée. Je m’étais alors procuré Mis dos mundos [Mes deux mondes], son dernier livre paru en 2008 et édité par les excellentes éditions barcelonaises Candaya qui sont à l’initiative d’une collection de monographies impressionnantes sur des écrivains contemporains de langue espagnole (Bolaño Salvaje, El lugar de Piglia ou encore Vila-Matas portatil) comme de l’édition de quelques bombes littéraires. François Monti en a évoqué une ici-même :Nocilla Dream de Agustin Fernandez Mallo.
Sergio Chejfec est inconnu en France, il est pourtant l’un des écrivains argentins les plus marquants de cette dernière vingtaine d’années, auteur d’une quinzaine de livres, romans et recueils de poésie, salué par ses pairs comme par la critique en Amérique Latine et en Espagne, où Mis dos mundos a été considéré par la revue Quimera (autre indispensable revue espagnole) comme l’un des deux meilleurs romans de 2008, et que Enrique Vila-Matas, entre autres, a couvert d’éloges.
Mis dos mundos est un récit court de 128 pages où se déploie la phrase ample de Chejfec, intérieure, entourant les perceptions et les sensations du narrateur et faisant surgir de nouvelles perceptions et sensations de cette pellicule de mots qu’il dépose entre sa conscience du monde et le monde tel qu’il est. Récit totalement intériorisé à la première personne, il pratique une sorte de flux de conscience à pas feutrés, presque languissant des fois mais jamais éteint, toujours minutieux et réellement alerte : le narrateur est une vigie des sens (aux deux sens du terme) en continu. Je/jeu de la contemplation et en même temps de l’introspection, c’est le déroulé d’une conscience qui roule des terres de la mémoire aux projections de l’instinct, et abolit en quelque sorte le temps, creusant dans le mouvement de la phrase et de la narration une suspension particulière où tout est condensé dans l’instantané qui s’étire indéfiniment.
Mis dos mundos est un récit hypnotique depuis l’oeil immobile du cyclone tranquille qui embrasse son narrateur.
Encore quelques jours avant mon anniversaire, et si je décide de commencer de cette manière, c’est parce que deux amis m’ont fait observer, grâce leurs livres, que ces dates-là peuvent devenir motif de réflexion, et d’excuse ou de justification, sur le temps vécu. L’idée m’est venue au Brésil, alors que je passais deux jours dans une ville du sud du pays. En réalité, je ne comprenais pas comment je m’étais persuadé de me déplacer jusque-là, sans connaître personne et ne sachant que peu de choses sur l’endroit. C’était un après-midi, il faisait chaud, et je marchais à la recherche d’un parc sur lequel je n’avais quasiment aucune information, sauf son nom, vaguement musical et pour le moins prometteur selon mon point du vue, et le fait qu’il apparaisse comme la plus grande surface verte sur le plan de la ville.
Le narrateur, un écrivain (Chejfec lui-même ? cela n’est jamais précisé), commence par évoquer, très richement, deux ou trois de ses souvenirs, dont ce plus important, celui qui fonde son récit : la promenade dans un parc d’une ville du sud du Brésil. L’action, pour ainsi dire, se situe dans le souvenir de l’hôtel (oui : dans un souvenir) où s’arrête le narrateur, dans les rues qui le mènent au parc, sur un banc là-bas, à la terrasse du Café do Lago qui donne sur un petit lac, et est contenue dans cette très courte période de deux journées passées propulsée depuis la mémoire du présent. Ainsi, Chejfec nous emporte dans une immense et dense digression qui passe par différents stades, dans un mouvement qui va de l’observation des arbres ou des animaux du parc, ou simplement de son sol, à des réflexions quasi-métaphysiques provoquées par ces regards portés sur l’entourage et échangés avec les objets animés ou inanimés. Les enjeux du récit débordent très rapidement le simple éloge de la marche ou de l’observation, l’art de la promenade ou de la dérive urbaine - et est capable de suivre puis quitter la tradition connue des écrivains ou penseurs marcheurs (de quelque sorte qu’ils peuvent être), de Rousseau à Nietzsche, de Walser à Sebald, des surréalistes aux situs... Plutôt que sur la marche en tant que telle, Mis dos mundos propose une longue réflexion sur la marche de la pensée et de la création : la promenade se passe autant dans un parc (projection et évocation de la nature disparue, muséifiée, au coeur des villes, même au coeur des villes du Sud) que dans la littérature ou la philosophie. Je pourrais m’arrêter à chaque page et chaque observation du narrateur et suivre le fil de sa penser pour rejoindre ce que les critiques espagnoles que j’ai pu lire ont dit, mais je ne me focaliserai que sur un seul point, que je considère être essentiel dans ce livre et ses enjeux.
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