Critique de: Le Monde
Le 12 Mars 1993
Le cercle des amateurs supérieurs
Il était une fois, à Buenos-Aires, un groupe de jeunes écrivains, lecteurs hédonistes avant tout, auxquels, le croira-t-on ? la publication ne semblait pas être indispensable à l'accomplissement d'un destin littéraire. Silvina Ocampo faisait partie du petit noyau, en compagnie de Borges, de Bioy Casares, qui deviendrait son mari, et d'un tout jeune poète qui, bien des années plus tard, quitterait l'Argentine pour devenir un étonnant écrivain italien : J. Rodolfo Wilcock (1).Ils se réunissaient souvent, et, chacun butinant de son côté dans tel ou tel domaine littéraire, ils n'avaient de cesse de partager entre eux leurs trouvailles. Ainsi s'adonnaient-ils volontiers à la traduction, pour le pur plaisir, sans tenir compte des possibilités éditoriales : Swedenborg ou Villiers de L'Isle-Adam ; Poe, sir Thomas Browne, Michaux ; Valéry, Rilke, T.S. Eliot ; Malraux, Thomas Wolfe ou Virginia Woolf ; et Melville, James, Kafka... Sans oublier des fragments du Rêve dans le pavillon rouge, ou de Gilgamesh. Ne doit-on pas à Silvina Ocampo la version espagnole de cinq cents poèmes d'Emily Dickinson ?Des amateurs ? Certes. A condition de croire, avec Vialatte, que la civilisation est le fait d'amateurs supérieurs _ ce qu'ils étaient. Dans le quatrième numéro des Cahiers de l'Herne, consacré à Borges, Silvina Ocampo raconte comment, un soir d'été, au cours d'une réunion, elle surprit Jules Supervielle allongé dans le jardin, pâle comme un mort, murmurant des mots inintelligibles qu'elle supposa être des prières. Ayant tâté son pouls, elle allait se précipiter à la recherche d'un médecin lorsque le moribond se releva, et lui confia qu'il avait pour habitude, au bord de l'évanouissement, de se réciter des vers : c'était sa médecine.Pour eux tous, dit Silvina _ pour tous ceux qui allaient constituer, à leur insu, ce que des professeurs ont baptisé l'" école de Buenos-Aires " _, pour eux, donc, les " amateurs ", les vers étaient les liens les plus sûrs : " A notre façon, nous faisions de même que notre ami, pour la santé de notre âme. " Les vers, ils se les répétaient, les choisissant selon les circonstances, car ils croyaient non seulement à leur beauté, mais à leur magie ; à leur pouvoir d'atténuer un chagrin, de modérer une angoisse.Cela dit, ils travaillaient tous un peu sous l'égide d'une autre Ocampo, Victoria, l'une des soeurs aînées de Silvina. Grande animatrice, elle _ l'amie de Huxley, de T.E. Lawrence, de Woolf ; de Valéry, Drieu, Aragon, Malraux, Keyserling, ou Caillois, lequel découvrit, ou inventa, la littérature de l'Amérique latine _, elle, Victoria, les avait en quelque sorte précédés en fondant, en 1931, la revue Sur, qui continuerait jusqu'à sa mort, en 1979, et envers laquelle toute la littérature de langue espagnole a contracté une dette dont elle ne s'acquittera de sitôt.Née en Argentine en 1903, Silvina est arrivée en France à l'âge de quatre ans. Elle y passa son enfance et ne cessa d'y revenir pour de longs séjours. Dans les années 20, Giorgio De Chirico lui apprit, sinon la peinture, du moins à regarder les tableaux d'une façon qui convenait on ne peut mieux à sa jeune élève : en décelant, dans une perspective d'arcades, dans l'ombre portée d'un ange ou d'une statue équestre, le sens caché : le sens " métaphysique ".Poète et prosateur, Silvina Ocampo a fait paraître, à ce jour, huit recueils de poèmes (2), et autant de nouvelles, sans oublier plusieurs contes pour enfants.Comme celle de nombreux écrivains argentins _ Borges, Bioy Casares et Cortazar en tête _, son oeuvre appartient au genre fantastique (3). Bien que liée depuis toujours aux premiers, s'il existait une affinité à signaler, ce serait avec le troisième : c'est que, primo, Silvina Ocampo et Julio Cortazar ont en commun une prédilection très marquée pour le milieu petit-bourgeois, dont la réalité banale et scrupuleusement kitsch rend plus surprenants les glissements vers l'étrange, voire le surnaturel, qu'ils affectionnent. Et, secundo, tous deux savent, à l'occasion, employer avec une justesse imparable, relevée d'ironie, la langue parlée de l'Argentin.Dans Mémoires secrètes d'une poupée, les nouvelles plus ou moins longues alternent, comme dans Faits divers de la terre et du ciel (4), avec d'autres, si condensées, qu'elles possèdent le poids et la saveur d'un apologue. Et l'on songe, à leur propos, à ces récits très brefs, d'une page ou deux, de Kafka, dont les nouvelles sont, aux yeux de Silvina, les plus belles du monde.Parsemées de phrases qui singent le proverbe : " Personne, jamais, ne prévoit le danger qu'il y a à réduire en esclavage son prochain. " Ou bien d'observations malicieusement innocentes : " Certaines postures nous font croire au bonheur. Le fait d'être couchée m'a fait parfois croire à l'amour. " Ou, encore, ce commentaire d'une femme morte que, pendant la veillée funèbre, ramène à la vie un très fort désir inassouvi : " Ressusciter n'est pas aussi agréable qu'on pouvait le supposer, mais c'est intéressant. "C'est de manière paisible que ces nouvelles minent la croyance en une réalité stable. Accueillante aux énigmes, mais défiante à l'égard du naturel dont elle s'applique à dévoiler les rouages, Silvina Ocampo impose le thème du double et les personnages qui, oubliant leur passé, ne se souviennent que de leur avenir ; les songes, qui passent d'un dormeur à un autre _ et davantage ceux qui troublent la réalité avec des événements atroces ; l'écrivain qui, à l'agonie, imagine sa propre mort et cherche le " mot juste " ; ou cette dame chauve qui n'enlève pas sa perruque, même pour dormir, de crainte de croiser des connaissances dans ses rêves...La poésie s'en mêle souvent, et presque toujours l'humour. Un humour typiquement argentin, comme Cortazar, Copi _ dont la fameuse " dame assise " a écrasé de son poids bien de nos lieux communs _, où les comédiens du théâtre TSE, d'Alfredo Arias, l'ont fait apprécier en France. Humour du presque rien, teinté de nonsense et mâtiné d'esprit juif _ car il ne faut pas oublier que les juifs, nombreux à Buenos-Aires, ont donné une coloration particulière à la culture argentine, et cela, dans tous les domaines.La poésie, l'humour : voilà les moyens dont Silvina Ocampo se sertpour conduire le lecteur à accepter, sans broncher, des faits hors du commun laissant présager des fêlures inadmissibles dans l'ordre des choses : il se sent en état d'apesanteur, libéré des lois ardues de l'existence, transporté dans l'invisible et disposé, un moment, à y croire. Alors que la magicienne l'a fait remonter à ses lointains perdus, là où, derrière le bleu du ciel, ce que l'on n'a jamais eu, mais que le coeur appelle, se tient en attente.
BIANCIOTTI HECTOR
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