à propos de les larmes
Cet article se refere à la première edition de Les Larmes par Andre Dimanche
LITTERATURES
César Aira dans l’envers des larmes
ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 18.08.00
Deux romans pour découvrir un écrivain argentin encore peu connu en France, deux fables, picaresque ou philosophique, pour approcher le mystère de l’écriture à travers les questions de la douleur, de l’amour, de la virilité et de la beauté
« La perspicacité qui m’inspire partage mes espaces intérieurs avec la douleur, la fatigue, l’inutilité et la peur de la mort »
P lus de dix ans après la première parution française de deux de ses nombreux textes ( Les Brebis et La Robe Rose, chez Maurice Nadeau, 1988), César Aira reste très mal connu. Un texte publié aux éditions Arcane ( Nouvelles du petit Maroc), deux volumes accueillis chez Gallimard dans la « Nouvelle Croix du Sud » ( Canto castrato, 1992, et Ema, la captive, 1994) n’ont pas réellement levé l’anonymat sur un des écrivains argentins les plus prolixes et, à coup sûr, les plus imaginatifs. Quelques mois seulement après qu’a été soutenue, à Grenoble, la première thèse consacrée ici à cet écrivain, André Dimanche entreprend la publication intégrale de l’oeuvre récente d’Aira. Un pari louable et courageux malgré l’absence étrange de la moindre référence aux publications précédentes, comme si aucun des textes jusqu’alors proposés ne méritait la moindre mention.
Cependant, cette négligence pèse peu, au vu de la découverte qui attend le lecteur des Larmes et de La Guerre des gymnases. Deux textes dissemblables, mais complémentaires, qui approchent le profond mystère de l’écriture et du récit. Tous deux s’apparentent pourtant à la fable. Picaresque et délirante pour La Guerre des gymnases, plus philosophique pour Les Larmes, avec, par le prisme du fantastique, la même expression d’un manifeste poétique qu’Aira parviendrait enfin à livrer.
Est-ce lui qui parle derrière le narrateur des Larmes, achevé en 1990, alors qu’il vient d’atteindre la quarantaine ? « Je suis écrivain, poète, essayiste. A l’approche des quarante ans, ma carrière aboutissait à une impasse qui semblait définitive. Avec quatorze livres publiés, (…) je m’étais créé une solide réputation, dans des cercles restreints, qui s’amenuisaient encore au fil des jours. C’était comme la propagation des ondes d’une pierre qu’on lance dans un étang, mais à l’envers. Je finis par craindre, non sans raison, de voir les ondes, diminuant de rayon, franchir le seuil de leur transformation, et la pierre sauter hors de l’eau pour revenir dans ma main, où elle resterait comme un éternel objet de contemplation, vide de sens. »
Force est donc de réagir. Et le voilà qui pleure, pour la première fois depuis l’enfance, rattrapé par une tristesse qui le terrasse. Pour dépasser ce désarroi qui l’annihile, il retrace l’histoire de ses larmes, don perdu et soudain recouvré, alors que sa femme, Claudia, l’a quitté et qu’il tente de s’arracher à l’engourdissante paresse qui le cloue devant son téléviseur, l’emprisonne dans son appartement de Buenos Aires, où le temps joue au leurre de l’inversion. « C’est la dernière heure de l’après-midi, et il fait froid, évidemment. Les saisons, comme j’aurais pu m’y attendre, étaient inversées. A Buenos Aires, c’était le printemps, ici l’automne. Et en même temps, elles n’étaient pas inversées, parce que le printemps et l’automne sont la même chose, mais en sens inverse. Soudain, un rayon de soleil filtre entre les nuages, et les anges d’or se mettent à briller… »
L’ange capable de retourner le sort, c’est Tomàs, son fils. « Il est blond, mince, beau comme un ange, et il a les yeux grands ouverts. Je vois en eux toute la dimension de mon malheur, mais je la vois à l’envers, comme du bonheur. Ma désolation se révèle sans fondement, je reste sans arguments. (…) Je ne veux pas qu’il voie que j’ai pleuré. Il ne le verra pas. Il ne le saura jamais, parce que je ne le lui dirai pas. Et même s’il le découvre, il ne saura jamais pourquoi. Jamais ! Cette idée me produit un tel soulagement que, pour la première fois, mes larmes reculent, elles s’enroulent dans le secret qui les a fait naître, définitivement. » Le long monologue peut se clore sur cet apaisement, pourtant improbable. « La perspicacité qui m’inspire partage mes espaces intérieurs avec la douleur, la fatigue, l’inutilité et la peur de la mort. » Or les larmes, ici, naissent de la peur, et étudier leur lumière, leur source un temps tarie, jaillissement entravé par le poids de l’immuable, c’est mener un travail d’écriture, qu’Aira poursuit avec la désopilante Guerre des gymnases.
Jeune premier populaire des séries télé, Ferdie Calvino ne se voit vraiment que « nu, ou couvert de larmes ». Une double occasion des plus fréquentes, en fait, puisque, venu au gymnase Chin Fu pour se forger un corps capable d’inspirer « la peur chez les hommes et le désir chez les femmes », Ferdie va devenir l’enjeu d’un affrontement sans merci avec l’établissement concurrent, Hokkama. De cette « guerre à l’envers », puisqu’elle produit, en place de mutilés et de cadavres, « les plus beaux corps du monde », Aira fait une fable (mais qui coïncide avec la réalité d’une façon stupéfiante). Le gymnase, terrain d’affrontement, est aussi, paradoxalement, un terrain d’armistice, puisque les histoires s’y résolvent en « routine ». Ferdie « savait peu de choses de la vie mais suffisamment pour savoir combien il était incommode d’avoir à produire ses propres histoire s. Il fallait en permanence accoucher d’un style, d’une manière personnelle ». En s’attaquant aux taraudantes questions de l’amour, de la virilité, de la beauté, et donc de l’écriture, César Aira parvient à remporter son propre combat.
PHILIPPE-JEAN CATINCHI
© le monde
la puissance des larmes
Article paru
le 8 juin 2000
Dans son appartement de Buenos Aires, un homme pleure. Cela ne lui était pas arrivé depuis l’enfance. Le narrateur, un écrivain et poète de quarante ans dont la carrière s’essouffle, vit des nuits d’insomnies, un malheur pendu aux tripes : sa femme Claudia l’a abandonné, après douze ans de félicité conjugale, et il ne s’en relève pas. Il se lance alors dans une longue diatribe, essayant de retracer l’histoire de ses larmes, de chercher un début à ce récit où le JE est étouffant, monstrueux et cache pourtant une incommensurable béance : ” Mon corps flotte dans une matière homogène faite d’une obscurité qui n’est pas obscure et d’une clarté sans lumière. ” Terrassé par la tristesse, paressant devant la télévision, l’homme entreprend de vivre au travers de cette souffrance, se livre à cet art poétique et introspectif de l’analyse des larmes, une étude de leur lumière, une quête de leurs sources, pour les transformer en ” travail d’écriture “. Un récit de leur cheminement, de leur façon de naître - tantôt - et de leur cruauté de ne pas être parfois : ” Les larmes viennent de la peur, sans étapes, très vite. Mais la peur est du temps, c’est un regard serein qui traverse une épaisseur de temps (…). ” L’homme débrouille le présent du passé, tente de voir à travers la brume de l’immobilité et de l’immuabilité ressenties de la douleur, installée dans une dimension qui lui échappe. ” Les larmes perlent, comme un soleil gris qui se lève sur la ligne du présent. (…) c’est une transparence, un écran ou une bulle de verre derrière laquelle il y a un monstre, ou bien rien. ” Ce magnifique texte de Cesar Aïra (né en 1949, et l’un des grands écrivains argentins contemporains) est une vitale et désespérée quête du récit, alors que même lorsque le soleil brille, la page blanche reste sombre. ” L’objet ultime de tout récit, en fin de compte, est de nous faire accéder à une autre vie (…) Si quelqu’un me demandait un résumé de ma vie à cette époque-là, je devrais lui dire : “(…) je me préparais à pleurer”. “
Cédric Fabre
Les Larmes, de Cesar Aïra, traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel Lafon, André Dimanche Éditeur (lire aussi, chez le même éditeur la Guerre des gymnases).
source: http://www.humanite.fr/2000-06-08_Cultures_-La-puissance-des-larmes
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