Des revenants coulés dans le béton
CRITIQUE Buenos Aires, un saut dans le vide, un roman de César Aira
Par PHILIPPE LANÇON
Comment fait-on pour rafraîchir le vin dans un immeuble en construction de six étages, au sommet duquel ceux qui le gardent et le construisent, des maçons argentins et chiliens, s’apprêtent à passer le réveillon ? Il faut «s’approcher de façon décidée d’un fantôme» et «lui introduire une bouteille dans le thorax», où elle reste «dans un équilibre surnaturel». Deux heures plus tard, non seulement la bouteille est «toute fraîche», mais, d’une part, «pendant le processus, le vin s’échappait des bouteilles et circulait comme une lymphe dans tout le corps des fantômes», d’autre part, «cette distillation transformait le vulgaire vin bon marché, élevé dans les barriques en ciment, en un exquis cabernet sauvignon millésimé que même les gens riches ne pouvaient pas se permettre de boire au quotidien».
Cordon. Dans cet immeuble de Buenos Aires, les cloisons ne sont pas encore montées. Quand un robinet fonctionne, les autres s’arrêtent, «mais il fallait bien que quelqu’un vive là avant que les propriétaires ne commencent à y habiter définitivement eux-mêmes». La famille Viñas a accepté de rester tant que les travaux ne sont pas finis. Le père, Raul, est un ivrogne, mais la mère, Elisa, s’en accommode. «Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’hommes, dit-elle à sa fille Patri en étendant le linge dans le chantier, c’est qu’ils ne sont jamais là au moment voulu.» Au moins, le sien est là. Parmi les habitants qui précèdent les propriétaires, il y a donc des fantômes. Ils sont nus, couverts de plâtre, ils pissent et rient à tort et à travers. Ils ont des sourires distanciés. Les maçons ont l’habitude de tirer sur leurs sexes comme sur un cordon destiné à sonner ce domestique incontrôlable qu’est l’imagination. Ce sont les fols du logis.
Les histoires de fantômes sont à la mode. Elles l’étaient moins en 1987, quand César Aira a écrit ce bref et réjouissant roman, presque effrayant de liberté mélancolique. Il ressemble à Abel, un adolescent aux cheveux longs arrêté dans la queue du supermarché évangéliste du coin : «Pour lui, l’état naturel était le mouvement, y compris le mouvement qui consistait à fuir.» Dans les meilleurs livres de César Aira, chaque phrase semble écrite par surprise et par réaction, filant avec naturel dans le vide du livre à construire.
Celle qui a un rapport privilégié aux fantômes est Patri, la fille qu’Elisa a eue jadis avec un homme disparu. Elle a 15 ans. «Très réservée, très sérieuse, elle avait des mains magnifiques», mais sa mère s’inquiète, car «elle ne finissait jamais ce qu’elle commençait, elle n’était absolument pas persévérante, elle n’avait pas la moindre passion». Patri est trop présente et trop absente. A quelques heures du réveillon, les fantômes lui disent qu’ils vont eux aussi faire la fête, et ils l’invitent. «Bien sûr, dit l’un d’eux, il faudra que tu sois morte.» Je vais y penser, répond-elle. Mais penser lui pèse et sa décision est prise.
Lunettes. Tout le livre est armé pour exploser à la dernière page. Ses lignes apparemment désordonnées convergent comme celles de fuite vers l’horizon : Patri saute dans le vide à minuit. Le révéler n’est pas trahir l’histoire, mais l’accomplir. Si un fantôme rattrape ses lunettes au moment du saut, c’est parce que le roman conte aussi, à travers la vie quotidienne à Buenos Aires et une forme de lutte des classes, l’histoire de sa propre création : l’écrivain est une jeune fille solitaire qui bascule à chaque phrase pour rejoindre la fête et ses fantômes. Et l’un d’eux rattrape les lunettes de l’auteur pour que les lecteurs, ces survivants, puissent jouir de ce qu’ils lisent et pleurer ce qu’ils ont perdu.
source: http://www.liberation.fr/livres/2013/01/09/des-revenants-coules-dans-le-beton_872821
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