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à propos de "Le tunnel"

Par larouge • Sabato Ernesto • Samedi 18/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 595 fois • Version imprimable

Le Tunnel d'Ernesto Sábato est le premier volet d'une trilogie romanesque qui comprend Héros et tombes (une première fois traduit sous le titre Alejándra) et L'Ange des ténèbres; lors de sa publication française en 1956, il fut salué par Albert Camus (1) et Graham Greene. À sa parution, en 1948, dans son pays d'origine qui est l'Argentine, Sábato a trente-sept ans. Écoutons-le évoquer ses années de formation, lorsqu'il affirme : «Je me suis formé à l'époque où Borges était déjà un écrivain très important. Et au même moment, mais de l'autre côté, il y avait un autre écrivain moins connu, Roberto Arlt, mélange de Dostoïevski et de Paul de Kock. C'était un existentialiste “hors la lettre”, un écrivain excentrique qui s'était formé à partir de traductions indirectes de classiques européens, un écrivain d'une force exceptionnelle, célèbre pour ses chroniques noires et ses reportages sur le monde du football... Ma littérature est donc née d'une certaine hybridation entre ces deux courants : celui des écrivains “aristocratisants” de la revue Sur et celui des écrivains dits populaires du type Arlt» (2).
Le Tunnel est l'histoire d'un meurtre, dont l'intrigue éventuelle, propre à ravir l'amateur de romans policiers, est annulée dès la première ligne de l'ouvrage : «Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué María Iribarne; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire plus sur ma personne» (3). Ce roman pose sans ambages la question de la félicité dans le Mal, question qui ne semble plus guère devoir étonner le lecteur familier des diaboliques créatures peintes par Barbey, question qui n'est même pas rangée, par un geste de pudibonde moralité, dans l'enfer de ces auteurs malades ou névrosés que le XIXe siècle finissant saupoudrait commodément de l'épice décadente, pour les dédouaner de leur frénésie. Tout au plus, ce bonheur proscrit nous étonne-t-il, bien incapable désormais, parce qu'il n'est plus qu'un cliché littéraire, de nous faire mesurer la profondeur d'ennui dans laquelle nous sombrons, de nous livrer intolérablement cette platitude pourtant scandaleuse : je tue et je suis heureux.
Le livre de Sábato a donc le mérite d'exposer encore une fois, après tant d'autres – mais toute œuvre est évidemment singulière – ce qui ne peut l'être, c'est-à-dire, l'interdit d'une jouissance et d'une paix sadiques, ou plutôt, infernales, tant le royaume dans lequel trouve refuge le meurtrier de notre roman, n'est plus seulement terrestre, mais surnaturel. Ce royaume, nous devinons que c'est l'Enfer.
Enfermement final, celui de la prison qui sanctionne bien sûr le meurtrier, mais aussi, enfermement qui irrésistiblement dresse son cachot à la minute même où Castel aperçoit celle qui va devenir sa maîtresse, justement muette devant l'un des tableaux du peintre qui représente, dans sa bordure supérieure gauche, une jeune fille qui regarde la mer, image inversée de la première. Mais d'abord, enfermement qui est celui de la jalousie. Notre roman, je ne crois pas qu'il soit exagéré de le voir placé tout entier sous le regard d'Othello. Juan Pablo Castel a tué celle qu'il aimait, mais il a souffert indiciblement de ne pouvoir étouffer, dans sa conscience, les doutes qui l'assaillaient, comme : qui est vraiment cette jeune femme qui, un jour d'exposition de ses toiles, s'est arrêtée devant une peinture du maître que personne, sauf elle – et surtout pas les stupides critiques, qui décidément ne comprennent rien – ne paraît avoir réellement comprise ? Comment admettre encore que cette femme paraisse jouir d'une expérience très vieille, infinie, indécente, alors qu'elle n'a pas la trentaine. Quel est l'arrière-fond de vice qui lui permet de détacher, dans la lumière du plaisir, ces gestes d'obscène expérience ? Et comment s'assurer, de manière radicale, définitive, que María Iribarne n'aime qu'un seul homme, le peintre Juan Pablo Castel, alors que rôdent autour d'elle quelques fantômes masculins, son cousin Hunter, fat et grossier séducteur, son mari, inquiétant aveugle, un autre de ses cousins, connu de quelle façon, pendant l'enfance ? Comme dans une autre pièce de Shakespeare Macbeth, aucune voix ne répond aux questions angoissées du personnage : elles demeureront sans réponse, et l'on comprend que là réside le démoniaque. Non dans l'incompréhension qui éloigne l'un de l'autre les deux amants, routinier silence de deux âmes contre lequel, parfois, se dresse en effet l'acte tragique et dérisoire, le meurtre, mais dans la ronde folle des soupçons qui torturent Castel, et surtout, dans le fait, cette fois réellement tragique, que le peintre est parfaitement conscient du geste ou de la parole minuscules qu'il doit faire ou dire pour que tout rentre dans l'ordre. Mais rien à faire... L'inéluctable perception d'un enchaînement, de l'intrusion d'un dramatique – au sens propre du terme – sentiment d'emprisonnement absurde veille, qui conduira le peintre jusqu'à la folie d'un meurtre sans doute gratuit.
Cette gratuité du meurtre peut sembler être la conséquence finale de la crise passionnelle ; il est vrai que dans Le vent noir, autre superbe roman de la jalousie, Paul Gadenne conclut la dérisoire odyssée de son héros malheureux par le meurtre de celle qu'il aime. Rien de nouveau, on le constate, depuis le drame du grand élisabéthain. Le cliché, pourtant, n'explique rien. C'est que la jalousie, pas plus, d'ailleurs, que le constat résolument pessimiste selon lequel l'univers est livré au Mal – «Que le monde soit horrible, c'est une vérité qui se passe de démonstration» (4) – et au Néant – «Toute notre vie ne serait-elle qu'une suite de cris anonymes dans un désert d'astres indifférents ?» (5) –, ou que cet autre constat, corollaire du premier, celui d'une solitude invincible: le regard que le peintre échange avec la jeune fille qui contemple son tableau n'est, au mieux, qu'un pont provisoire et fragile suspendu au-dessus de l'abîme (6), aucune de ces raisons donc ne peut donner la clé du meurtre commis par le peintre Castel. Car, quiconque décide de tuer sait qu'il demeurera à jamais hors de portée de la compréhension de ses frères pacifiques.
À la lettre même, lui-même ne se comprend plus. Examinons, ou plutôt tentons de le faire, ce qu'il est convenu d'appeler, depuis Crime et Châtiment de Dostoïevski ou Lumière d'août de Faulkner, la genèse d'un meurtre, qui nous permettra de comprendre pourquoi, comme la rose de Heidegger, le meurtre est sans pourquoi. Pour devenir un meurtrier, il faut, avant de commettre l'acte irréparable, vouloir ce meurtre, le désirer et l'appeler de toute son âme, au point que l'esprit enfiévré est bien près de croire que, par la faute de telle vision aussi précise que la réalité, le meurtre a déjà été commis. Mais cela ne suffit pas car la peur, si elle intervient à ce moment, détruira tout, le muscle qui se tend aussi bien que l'imagination. Elle seule désormais, et non pas la résurgence de la morale ou un ridicule commandement kantien, elle seule, cette peur qui fait reculer le redoutable guerrier qu'est Macbeth au moment de tuer son roi, elle seule peut empêcher l'acte, opposer ainsi au meurtre le mur le plus formidable et le plus indestructible. Vouloir tuer, pouvoir tuer, c'est donc avant tout et presque uniquement, vouloir et pouvoir tuer, en soi-même, la peur qui nous attache. C'est dans cet acte radical de volonté que l'homme se hausse jusqu'à une hauteur formidable. Celui qui désire tuer est celui qui a montré qu'il pouvait tuer en lui sa peur. Cette volonté, encore humaine même si elle nous paraît monstrueuse, s'élargit et s'enfle démesurément et, par là, devient inhumaine : celui qui peut vouloir sa propre mort, nous dit l'auteur des Possédés, celui-là prend la place de Dieu (7).
À celui qui n'a plus peur de la mort de l'autre parce qu'il ne craint pas la sienne, à celui qui n'a plus peur de sa propre peur, échoit désormais un royaume qu'il sera seul à pouvoir contempler et qui, je crois, est la plus claire représentation de ce que nous appelons l'Enfer. Non pas un Enfer puérilement affublé de diables torturant avec leurs fourches quelques malheureux damnés, mais un Enfer vide, froid, dispensant à celui qui l'a conquis une paix désolée et glaciale, cette paix de l'Enfer que Satan dispense à la première Mouchette de Bernanos (8).
Le meurtre, avant d'avoir été accompli, est donc là, tout entier souverain, pour celui qui ouvre Le Tunnel, l'absurdité aussi, ce Mal sans visage, et l'Enfer qui est la sanction, mais elle aussi absurde, puisque le peintre Castel est déjà la victime d'une solitude sans rémission.

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