Enjeux politiques de la définition de l'atonalisme
Et si le Troisième Reich avait gagné la Seconde Guerre mondiale...
Partant de cette hypothèse contrefactuelle terrible, Esteban Buch s'interroge sur la possibilité d'un « atonalisme nazi » et sur ses répercussions contemporaines. Ce texte engagé, qui esquisse la trame d'une histoire politique, est extrait d'une conférence prononcée en avril 2007 dans le cadre du colloque Politiques de l'analyse musicale [1] au Centre Pompidou.
Dans son roman The Man in the High Castle, paru en 1962, Philip K. Dick imagine un monde où l'Allemagne et le Japon auraient gagné la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis sont divisés en une côte Est devenue une colonie allemande, et une côte Ouest sous contrôle nippon. Les quelques Juifs américains qui ont survécu à la Shoah dissimulent leur identité. Hitler, devenu fou, a été remplacé par Bormann. Les gens traversent les océans sur des fusées Messerschmitt. La Troisième Guerre mondiale menace, déclenchée par le Troisième Reich contre l'Empire du Soleil Levant au nom de la supériorité de la race aryenne. Pendant ce temps circule sous le manteau un roman décrivant un monde où l'Axe aurait perdu la Seconde.
Dans ce cauchemar, l'art des avant-gardes historiques n'existe plus et, à sa place, règne un soi-disant art moderne dont la mission officielle, fixée par le Dr Goebbels, est de « faire progresser la spiritualité de l'homme [2] ». Dans les taxis de San Francisco, la radio fait entendre de la musique populaire, c'est-à-dire un orchestre d'accordéons qui joue des polkas. Pendant que les rares Allemands dissidents écoutent Bach et Beethoven, le chef du Philharmonique de New York s'appelle Herbert von Karajan, avec, au programme, Wagner et Carl Orff.
Le livre de Philip K. Dick est un roman de science-fiction, mais il serait mieux décrit comme une fiction contrefactuelle. En imaginant comment serait le monde si le passé avait été différent, on n'est pas loin de ce qu'on appelle l'histoire contrefactuelle. Cette province des sciences historiques peut paraître étrange, et pourtant les affirmations contrefactuelles font partie de l'argumentation normale des historiens [3]. Dès qu'on dit que l'événement A fut la cause de l'événement B - par exemple, le fait que Schönberg était Juif fut la cause de l'hostilité des nazis à l'égard de l'atonalisme -, on affirme que le contraire de A aurait causé, toutes choses égales par ailleurs, le contraire de B – par exemple, que si Schönberg n'avait pas été Juif, l'atonalisme n'aurait pas été rejeté par les Nazis.
Sur les pas de Philip K. Dick, imaginons un instant le destin de la musique atonale et de son analyse si l'Allemagne avait gagné la guerre. La première hypothèse est de penser que l'atonalisme, le dodécaphonisme et toutes les alternatives au système tonal auraient simplement disparu, y compris des livres d'histoire de la musique. Dans le domaine de l'analyse, les idées de Schenker n'auraient jamais été reprises, vu ses origines juives, la Set Theory n'aurait jamais vu le jour, faute d'objet, et ainsi de suite. L'analyse consisterait plutôt en une description des processus de modulation et des modes de reprise des formes traditionnelles, au sein d'un répertoire du XXe siècle intégralement tonal.
Tout cela sonne sans doute sinistre, mais ce n'est pas là le seul scénario contrefactuel possible. Imaginons un deuxième monde où l'Allemagne nazie aurait toujours gagné la guerre, mais l'atonalisme, au lieu d'être brocardé entartete Musik, serait devenu le style officiel de la musique contemporaine. Le rôle de l'analyse musicale, pratiquée par des bataillons de musicologues encartés, serait de déployer le processus « organique » allant du chromatisme wagnérien aux harmonies atonales des jeunes compositeurs du Troisième Reich.
Comme pour tout exercice d'histoire contrefactuelle, il est essentiel d'être scrupuleusement fidèle aux sources. En novembre 1934, Herbert Gerigk, un proche collaborateur d'Alfred Rosenberg, publie dans Die Musik l'article « Eine Lanze für Schönberg ! ». Il y accuse le Juif Schönberg d'être empêché par sa race d'être un véritable musicien. Mais, dit-il aussi, il se pourrait que, malgré lui, Schönberg ait mis le doigt sur quelque chose d'intéressant.
« Même dans la dénommée atonalité peut fleurir un art valable, si derrière il y a quelqu'un dont le sang lui permet de se libérer des préjugés et d'être créatif. La Symphonie en ut dièse mineur de Pfitzner abandonne à plusieurs endroits le domaine de la tonalité, sans que cela soit perçu comme quelque chose de négatif. [4] »
Voilà qui ouvre la porte à quelque chose qu'on peut appeler, de manière un peu provocatrice, un atonalisme nazi. Et ce n'est pas un marginal ou un dissident qui le dit, mais un nazi convaincu et intégré aux rouages de l'État. Son attitude, avec d'autres indices, invite à nuancer l'idée reçue d'un Troisième Reich qui aurait persécuté toute manifestation de la nouvelle musique, laquelle à son tour n'aurait été l'affaire que de démocrates convaincus.
Il est vrai que, de tout cela, il n'en est rien sorti, de sorte que l'idée d'un atonalisme nazi reste bien cantonnée à l'histoire contrefactuelle. Retenons toutefois que le propos de Gerigk sur l'atonalisme implique une définition de celui-ci, établie par induction à partir de l'exemple de la Symphonie en ut dièse mineur op. 36a de Hans Pfitzner. Et que cette définition réfute sans la nommer celle qu'Alban Berg avait proposée en 1930 dans sa conférence radiophonique Was ist atonal ?, à savoir une musique « sans rapport avec un centre harmonique [5] ».
C'est un exemple de comment l'analyse musicale dévoile son rapport au politique par la reconstitution de ses pratiques. Or, si cela relève de ce qu'on pourrait appeler une histoire politique de l'analyse musicale, la question du politique se pose également pour le musicologue contemporain. On peut dire avec assez d'assurance que le début du mouvement est atonal :
Mais quand est-ce, au juste, qu'il cesse de l'être ? À la mesure 11, avec l'accord de ré majeur ? À la mesure 5, avec l'esquisse d'une fondamentale ré ? À la mesure 4, avec une triade de si majeur ? Ou ne serait-il pas mieux de parler d'un morceau en ut majeur, où la tonalité n'apparaît que progressivement, à partir d'un premier motif qu'on peut entendre, déjà, comme une figure en la mineur incluant une dominante secondaire via le ré dièse ? Ne pourrait-on pas alors affirmer que ce troisième mouvement n'est pas atonal du tout ?
Cela implique de la part de l'analyste une décision. On peut, certes, et même on doit, observer la multiplicité des significations et usages du concept d'atonalisme au cours de l'histoire. Mais cela ne permet pas de se débarrasser de la question morale et politique que soulève l'atonalisme nazi. Pfitzner connaît depuis quelque temps un regain d'intérêt, où désormais on remarque volontiers le caractère « avancé » de son langage. En un mot, on chante ses louanges au nom de Schönberg. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'a rien fait pour mériter cela. C'est pourquoi j'affirme que la symphonie de Hans Pfitzner n'est pas atonale. Je reste prêt, sur ce point, à m'engager.....
source: http://etincelle.ircam.fr/729.html
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