Le tour infernal de Juan José Saer
Juan José Saer Le Tour complet Traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon. Seuil, 332 pp., 22,50 €.
Dès les tout premiers mots du roman, le personnage sort d’une «porte à tambour», une porte tournante, et, durant les cent pages suivantes - car le livre est en deux parties, c’est à un autre personnage, mais ils se rencontreront, que le même sort échoie au long des deux cent vingt pages de la seconde -, Rey tournoie sous le regard et dans l’écriture de Juan José Saer, un peu comme ces insectes pris dans l’éclairage d’une torche dans l’obscurité. L’auteur, avec son objectivité, sa dureté apparentes, ne lâche plus sa création, décrit comme à distance ses moindres mouvements, physiques ou mentaux, telle une caméra engagée dans un long travelling et qui ne voudrait rien laisser perdre. Il y a très vite un écart, comme une ironie, entre la rigueur de l’écrivain et le désespoir de ses personnages qui se lancent dans de longues discussions passionnées qui ne demeurent en fait que des monologues parce que c’est très difficile pour un humain d’avoir un rapport réel avec un autre humain, et même avec l’existence en général. «- Qu’est-ce que tu as contre la littérature ? / - Rien, dit Rey - il se pencha vers Marcos et ferma les yeux à demi -, contre la littérature, rien. C’est contre la vie.»«Le mariage a des aspects sordides», dit aussi Rey en pensant à la copulation même quand l’autre n’a pas forcément envie et à ses aspects pratiques («Et l’enfant, vous l’envoyez faire une promenade ?»). Il comprend que ses arrivées à l’improviste chez le mari de son amante sont «un manque de respect pour cette sainte institution». Ce n’est pas tant que les personnages de Juan José Saer sont mal à l’aise face à la vie ou l’amour, c’est qu’ils n’y ont pas leur place. Parfois, il leur semble que rien ne les y relie.
L’écrivain argentin est né en 1937 à Santa Fé et mort en 2005 à Paris où il s’était installé en 1968. Une vingtaine de livres de lui (principalement des romans mais aussi des nouvelles, des poèmes, des textes critiques), tous pleins d’agitation, d’humour et de détresse, ont été traduits en français. Le Tour complet, qui paraît aujourd’hui mais date de 1966, est son premier roman. On y voit surgir des personnages qui deviendront récurrents dans la comédie humaine décalée de Juan José Saer (Tomatis, Barco, Leto) et des thèmes généraux (la vie, l’amour, la littérature) sous une forme plus explicite, plus directe que par la suite. Tout au long de l’œuvre de l’Argentin, Tomatis est écrivain. Le voici défini dans le Tour complet : «Carlitos Tomatis est un cabotin. Il sait très bien faire comme s’il ressemblait à tout le monde.» Pancho et son amoureuse projettent des vacances en Uruguay dans la seconde partie du roman : «- Et qu’est-ce que nous y ferions ? dit-il en souriant. / Les yeux de Dora s’illuminèrent. / - Rien, dit-elle avec un grand enthousiasme.» Le même, parlant amour avec Tomatis : «Je connais un maquereau qui dépense en putains tout l’argent que lui rapporte la sienne.» On fait souvent l’amour, dans le Tour complet, mais moins souvent que Juan José Saer ne signale que ses personnages mangent, boivent, urinent et défèquent.
Ce roman désespéré est conçu de façon joyeuse. Barco raconte l’histoire, présentée comme une fable, de huit prêtres plus inattendus les uns que les autres et dont le huitième, le plus étrange, meurt dévoré par un tigre parce qu’à quoi sert Dieu s’il n’est pas fichu de civiliser un tigre ? Il y a le père de Pancho, petit propriétaire qui s’estime floué par le gouvernement et ses lois en faveur des locataires : «La chambre des litiges locatifs est un cimetière de dossiers, dit-il avec l’expression de qui fait un calcul mental.» Lors d’un mariage, quand l’épouse est entrée dans l’église, ne restent plus dehors que les timides et ceux qui sont habillés normalement, les badauds : «Ils semblaient tristes et désorientés, comme s’ils avaient attendu une satisfaction plus grande que l’arrivée de la mariée.» L’espoir est indéterminable. Pancho se moque d’une jeune fille et de son amant comme il faut qui prétend l’épouser : «- A la première occasion, il va te larguer et se marier avec une autre. / - Et alors, dit Beba. Moi, je ne l’aime pas.» «On me parle de progrès mais je sais bien que n’importe lequel de nos ingénieurs modernes est un sauvage comparé à l’homme qui a été capable de conserver le feu. L’air conditionné prouve que même le simple fait de respirer est entré dans le domaine du luxe», dit aussi Pancho.
Rey dans la première partie et Pancho dans la seconde ont le même problème avec leur amoureuse : ils ne l’aiment pas. Ils essaient de le régler par l’intermédiaire d’un tiers (mais, bien sûr, ça ne suffit pas). Rey met le mari trompé dans l’affaire et Pancho viole la cousine et colocataire de sa Dora, à la suite de quoi il croit utile de tenir celle-ci au courant. D’abord, elle n’y croit pas. «C’est la vérité, mais il ne faut pas que tu prennes ça au sérieux, dit-il.» C’est un des thèmes permanents de Juan José Saer : à quel «sérieux» peut prétendre «la vérité» ?
source: www.liberation.fr/livres/0101606330-le-tour-infernal-de-juan-jose-saer
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