Des calmars bleus dans la capsule
Juan Rodolfo Wilcock, Le Stéréoscope des solitaires (Gallimard/Du monde entier, 1976, rééd. Gallimard/L’Imaginaire, 2007, trad. André Maugé)
lundi 25 janvier 2010, par
Il y a, bien sûr, la triste histoire des exils de la Seconde Guerre Mondiale, toutes les trajectoires désespérées de ces intellectuels européens forcés de trouver refuge aux Etats-Unis, et n’y trouvant pas d’autre moyen, pour s’exprimer ou même tout simplement pour subsister, que de se perdre dans une autre langue, l’anglais, avec des fortunes diverses. : ainsi Erwin Panofsky échangeant sans difficultés apparentes son allemand néo-kantien contre un anglais de conférencier universitaire, ou Vladimir Nabokov renonçant avec déchirements à ce russe qu’il avait patiemment perfectionné, pour un anglais avec lequel il devait se révéler le plus magistral des jongleurs. A l’ombre de ces dépossessions et reconversions bien connues, d’autres peuvent paraître plus étranges. Ainsi celle de l’Argentin Juan Rodolfo Wilcock (1919-1978), qui, après avoir dans les années 1940 navigué dans le cercle de Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo, fuit la dictature péroniste en 1951. Au contraire de Julio Cortázar s’installant à Paris mais conservant la langue espagnole, Wilcock s’intalla en Italie, dont était originaire sa mère, et adopta dès lors pour toutes ses fictions la langue de celle-ci : et nous voici avec le curieux cas d’un Argentin que nous lisons en français traduit de l’italien.
Le Stéréoscope des solitaires (1972) est un petit volume contenant pas moins de 75 récits, dont les plus longs dépassent à peine quatre pages. Ce genre du conte extrêmement bref, passant sous les yeux du lecteur avec la fugacité magique d’une comète, requiert une dextérité dans la concision du trait verbal, un art de dissimuler dans la rareté choisie des mots le véritable motif du texte, un ton ni trop hautain ni trop appuyé, tout juste ironique, mélancolique ou faussement détaché, par minuscules séquences s’enchaînant sans faille, jusqu’à ce que la chute du récit s’opère en une petite coda grinçante ou attristée. Toutes ces qualités essentielles, Rodolfo Wilcock en possède la maîtrise parfaite, et il est difficile de ne pas lire toutes ces pièces verbales d’une seule traite, tant leur invention enchante tandis que leurs véritables thèmes au premier abord invisibles viennent piquer l’esprit comme une décharge d’électricité statique. Que trouve-t-on dans cette galaxie miniature ? Des personnages aux noms improbables, dont les activités semble-t-il anodines ou banales dévient bien rapidement vers des situations absurdes, parodiques ou fantastiques, dans lesquelles ils se fondent et se dévoilent en même temps : un centaure qui se livre à l’art de la peinture et s’interroge sur sa tenue vestimentaire, un astronaute trahi par ses collègues et condamné à mourir de faim dans l’espace entouré de calmars bleus, un anachorète perché sur une colonne urbaine et dont les excréments finissent par poser problème, des paysans étonnament émerveillés par une submergeante invasion de lapins blancs, de nouveaux Robinson Crusoé enfermés dans leur appartement et se gavant de biens de consommation ramenés malgré tout chez eux comme les débris d’un bateau, des détournements de mythes ou d’opéras qui ne peuvent se terminer comme ils le devraient, des conservateurs anticoperniciens, une machine qui permet d’assassiner à distance toute personne jugée gênante… On aurait peine à en choisir un en particulier, à le désigner comme meilleur que les autres, tant du fait de cette brièveté structurelle on sent bien que c’est tout le recueil qui fonctionne ensemble, dans les petits échos d’atmosphères et d’étrangetés curieuses que chaque récit tisse avec ceux qui l’entourent.
La comparaison avec Borges, le compatriote, était inévitable, mais elle s’arrête à la nationalité d’origine. Borges est le constructeur méticuleux, au débit prudent et impersonnel (ce qui fait bien sûr grand effet), de grands ensemble maniéristes contenus dans le cadre étroit et exigeant du conte : labyrinthes et miroirs démultipliant les points de fuite dans leurs reflets et embranchements, livres fictifs commentent d’autres livres fictifs dans l’idée d’une perpétuelle relecture du monde plutôt que sa recréation, réécritures des récits de gauchos ramenant les mythes plus terrestres de la pampa à la survivance de la tragédie dans le geste d’un couteau levé. On ne trouve rien de tout cela chez Wilcock, qui goûte davantage une ironie subtile, parfois corrosive, ne dédaignant pas la cruauté indifférente des actes : s’il se livre à des références culturelles, c’est pour tout doucement s’en moquer, les faire dérailler avec un petit sourire en coin malicieux, que ce soit Méduse qui n’arrive à s’habituer à ses beaux soupirants pétrifiés, ou Papageno décidant de laisser en plan ces incapables benêts de Pamino et Pamina. Son univers n’est pas constitué d’arpenteurs de bibliothèques ou d’hommes placés face à un destin implacable : son petit peuple, c’est celui de la classe moyenne italienne, sa bureaucratie, ses employés de bureau et ses locataires, ses vieillards et ses paysans, qui tous, avec une invraisemblable acceptation de l’improbable, assistent ou participent à des miracles ou des catastrophes résolument hors de toute banalité (fantastique qui n’est pas, non plus, celui de Cortázar, trés marqué par le surréalisme et son rapport à la ville et au langage).
On pourrait aussi, parfois, songer au Calvino des Villes invisibles, mais là encore Wilcock a un don du sarcasme en sourdine qui le distingue nettement. Ce serait plus intéressant de regarder, aussi absurde que cela paraisse, vers les Etats-Unis, et plus précisément les formidables short stories de Donald Barthelme. Car tout comme Barthelme, Wilcock fait débuter ses récits par des phrases trés simples, déclaratives, presque objectives, mais qui pourtant font aussitôt démarrer l’absurde. Exemples wilcockiens : « L’ange Elzevar est en chomâge, la seule chose qu’il sache faire est de porter des messages, mais il n’y a plus de messages à porter », ou encore « Poussé par la lecture de Robinson Crusoé, Gromibo a décidé de transformer son appartement en île déserte », ou encore « Löfli a loué un vagabond pour les soirs d’orage ». Chez Wilcock comme chez Barthelme, il y a cette même manière d’attaquer le récit avec une fausse familiarité qui se transforme aussitôt en interrogation amusée, et cette même façon d’amener tout doucement le lecteur, par un ton à la fois ironique et sérieux, jusqu’au point de déviation du récit à partir duquel il est prisonnier de sa chute. Mais ce qui les sépare, c’est comment ils manipulent l’ensemble de leurs matériaux : Barthelme a tellement ancré ses récits dans les détails de la culture à la fois populaire et intellectuelle de son temps (séries télévisées, débats esthétiques, ou contexte politique), qu’au-delà du pur plaisir que permet son inventivité fabuleuse et sa langue raffinée, le lecteur n’est plus toujours en mesure de capter les clins d’oeil que lui envoie son auteur (a fortiori s’il n’est pas américain, voire carrément new-yorkais). Wilcock se contente davantage d’effleurer le fond commun de la culture, ce qui permet à ses récits de mieux se glisser à travers les couches du temps. Wilcock a accompli la belle recommandation d’Hugo von Hoffmansthal, « cacher la profondeur à la surface » ; et chacun de ses récits est une image déformée dans laquelle nous devons retrouver où ont été dissimulées les oreilles du lapin blanc.
source: www.fricfracclub.com/spip/spip.php
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