LITTERATURES Une enquête d'Alan Pauls sur le monstre sacré des lettres argentines
Jorge Luis Borges, sa vie, son oeuvre
Article paru dans l'édition du 15.12.06
Pirate de bibliothèque, Borges a fait de sa littérature un opulent trésor de poésie, nouvelles et pièces critiques depuis pillé à la ronde. Pas étonnant : il portait lui-même le nom d'une célèbre marque de coffres-forts argentins. Cette coïncidence plus borgésienne que nature fournit au romancier et critique Alan Pauls, son compatriote né en 1954, le prétexte d'une brillante enquête sur ce monstre sacré des lettres, devenu « fatalité » incontournable pour les auteurs argentins actuels. Passionné par la « figure d'auteur » que Borges incarne, Alan Pauls s'attaque avec bravade dans Le Facteur Borges au sempiternel lien qui noue vie et oeuvre d'un écrivain. Prenant son sujet comme une performance artistique, il suit d'un oeil amoureusement critique ce Borges « on stage » construit par sa voix, sa cécité, ses promenades dans les faubourgs de Buenos Aires, son goût pour les jeux de cartes, les milongas et les encyclopédies, bref ses « manières » propres - son éthos, dirait la rhétorique.
Fondues dans la lecture de l'oeuvre, ces « preuves domestiques », comme Pauls les appelle joliment en les rassemblant parfois dans d'hirsutes notes de bas de page, révèlent l'art borgésien du contexte, des contiguïtés opportunes, science intuitive et créative dont témoignent ses biographie et bibliographie. Il faut voir, par exemple, ce que Pauls tire d'une apparente coquetterie de Borges dans les années avant-gardistes de 1920, lorsqu'il prétendit être né en 1900 plutôt qu'en 1899 : geste d'emphase moderne, mais aussi invention d'une sourde mélancolie pour le XIXe siècle, dont Borges s'expulse lui-même sans y avoir vraiment appartenu.
INVENTION DE LA NOSTALGIE
Ces réflexions sur l'image manipulée d'un passé autobiographique sont les plus belles. Elles trouvent leur pendant à la fin de ce court essai, centrée sur la duplicité éditoriale de Borges, collaborateur de Bioy Casares, polygraphe et vulgarisateur du savoir dans la presse et autres supports éphémères. L'essai de Pauls devient alors un quasi-manifeste, revendiquant un Borges carnavalesque, rénovateur de la flamboyante idiotie flaubertienne incarnée par Bouvard et Pécuchet. Or l'invention de la nostalgie, le rire puissant des marginaux, la refonte brutale des savoirs dans la jouissance et la cruauté de la vie, c'est justement ce qui fait tout le talent d'Alan Pauls lui-même, auteur du Passé.
Il faut lire et relire sans attendre ce magistral roman, traduit en 2005 aux éditions Christian Bourgois, en même temps que la perle noire qu'est Wasabi, récemment réédité, bref récit loufoque d'un jeune écrivain argentin en goguette en France, gagné par une progressive difformité et aimanté par la figure crépusculaire de l'écrivain et peintre Pierre Klossowski. On verra ainsi que Le Facteur Borges doit beaucoup à l'univers de cet auteur cadet ingérant celui de son illustre aîné et compatriote, aussi différents soient-ils in fine.
Mais ces partis pris de Pauls n'altèrent pas la valeur de son regard sur Borges. En témoignent les résonances que l'on perçoit entre son essai et certaines études critiques, entretiens et portraits rassemblés par le comparatiste Pierre Brunel dans le volume collectif Borges, souvenirs d'avenir. Philippe Forest s'attarde lui aussi sur le rôle fondateur de la mélancolie borgésienne, pour nuancer l'image d'impassibilité auctoriale souvent attachée à cette oeuvre, tandis qu'Yves Bonnefoy associe à son tour l'auteur argentin à l'idiotie littéraire - mais dans une perspective plus dostoïevskienne que Pauls. Alors, Borges idiot ? Il fallait y penser.
Fabienne Dumontet
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