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à propos de La neuvième de Beethoven. Une histoire politique

Par larouge • Buch Esteban • Vendredi 19/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1218 fois • Version imprimable

Deux livres fort différents sont parus récemment, l'un concernant Beethoven, l'autre Bach. Ils traitent tous deux de l'histoire de la musique à travers des représentations. Le livre d'E. Buch traite plutôt de la culture politique de l'Europe, à travers le destin de l'œuvre la plus connue et la plus emblématique de Beethoven, tandis que celui de J.-M. Fauquet et Antoine Hennion concerne le statut de Bach dans la musique au XIXe siècle.

2Pour comprendre comment la IXe symphonie s'est imposée non seulement comme une référence universelle parmi les musiciens et les mélomanes, mais comme une sorte de symbole de l'Europe, et même de "fétiche sonore de l'occident", Esteban Buch étudie les rapports de Beethoven au pouvoir de son temps, la métaphore politique de l'œuvre beethovenienne dans son ensemble, et les appropriations dont le musicien et son œuvre ont depuis fait l'objet. Pour ce faire, il revient dans la première partie sur la naissance des musiques politiques modernes : il évoque l'élaboration du God save the King et le culte de Haendel en Angleterre dès le XVIIIe siècle, les enjeux de la musique dans la France révolutionnaire, L'hymne à l'empereur de Haydn. Il montre comment Beethoven s'inscrit dans ce mouvement, en s'imposant comme une figure publique à l'occasion du Congrès de Vienne, et la filiation qui existe entre l'Instant glorieux et la IXe symphonie, puis la construction ultérieure de l'œuvre de Beethoven.

3La deuxième partie du livre traite des différentes étapes de la réception politique de l'Ode à la joie, en suivant un plan chronologique, des funérailles de 1827 aux commémorations actuelles. Les funérailles marquent l'entrée de Beethoven dans l'immortalité. Les musiciens romantiques en font alors le symbole de leur art. Esteban Buch revient en détail sur les circonstances, les acteurs (en particulier Liszt) et la signification des étapes initiales du culte de Beethoven, leur lien avec le statut de la musique dans la société et dans la culture (locale, nationale, voire occidentale). Il explore la "transmutation de la musique d'État en pièce rituelle du culte séculaire des grands compositeurs". Il montre ensuite comment, à l'époque des nationalismes, la figure de Beethoven devient l'enjeu et l'instrument d'un conflit entre États-nations, d'une lutte politique et militaire qu'elle contribue à présenter comme une confrontation entre cultures. Il évoque enfin son utilisation sous le régime nazi et ultérieurement, dans l'élaboration de l'hymne européen (en insistant sur la contribution personnelle de Karajan, auteur de la version orchestrale de la partie chorale de la IXe) et dans celui de la Rhodésie.

4E. Buch montre comment l'appropriation de Beethoven change également socialement. Une élite culturelle garde la mémoire du musicien (de l'érection du monument à Bonn en 1845 aux fêtes du centenaire de sa mort à Vienne en 1927) mais cette élite se recompose : des musiciens de la jeune garde en 1845, on passe aux compositeurs académiques et aux hommes politiques en 1927. Beethoven devient finalement une icône de la culture de masse "pour ainsi dire plus proche de Marilyn Monrœ que de John Cage" (et d'ailleurs à ce titre inclus par Warhol dans ses célèbres images), plus qu'une source d'expériences artistiques contemporaines.

5L'évocation des avatars de la IXe symphonie de Beethoven explore au fond un double paradoxe : celui qui veut que le compositeur, loin d'être honoré comme musicien officiel, le soit au contraire comme incarnation de la liberté du génie, et l'ampleur du consensus qui fait que tout le monde revendique cette œuvre, des révolutionnaires de 1789 aux anarchistes de la fin XIXe, des nationaux-socialistes aux "européens" du XXe siècle. Le premier de ces paradoxes tient à l'idéologie de l'artiste proche de la nation mais éloigné du pouvoir, idéologie proprement romantique mais largement conservée dans les discours actuels sur l'autonomie de l'art. Le second découle en partie du message universaliste de Schiller contenu dans le poème An die Freude, que chacun tient pour le programme, le symbole et la célébration d'une société utopique, mais qui peut être aussi bien approprié à la rhétorique révolutionnaire qu'à diverses orthodoxies, et dont l'universalisme supporte aussi bien une interprétation nationaliste (le germanique essence de la culture) qu'humanitaire (la beauté patrimoine de l'humanité). Le livre d'E. Buch est passionnant, tant par son sujet que par la méthode très sûre avec laquelle il le traite, la clarté du style, la précision des analyses musicales. Il est accompagné d'un dossier central d'images très intéressant, malheureusement peu commenté dans le texte. Tout au plus peut-on regretter qu'il apporte plus d'éléments à la réflexion sur l'idée européenne qu'à la connaissance de la réception de Beethoven, à travers la diffusion de son œuvre par les éditions, le travail scientifique, la programmation (le Beethoven de Wagner et celui de Nietzsche sont plus évoqués que celui des musicologues et des manuels).

  • 1  Auquel A. Hennion a consacré un gros volume : Antoine HENNION, La passion musicale, une (...)

6Le livre d'Éric Fauquet et d'Antoine Hennion se situe dans une optique opposée : il s'attache non pas au "modèle", mais au "père" de la musique, à Bach. Quoi qu'il traite également de l'un des compositeurs classiques les plus fameux, il ne s'intéresse pas tant à la politique qu'à la sociologie des goûts. Il expose le processus de sacralisation dont Bach a fait l'objet parmi les musiciens au XIXe siècle, mais surtout il réinscrit l'appréciation de son œuvre dans un cadre d'ensemble : car c'est toute la musique que Bach sert à redéfinir (comme univers de chefs d'œuvre). Il s'agit donc d'abord de l'histoire de la production de Bach comme figure historique. Cette histoire permet de revenir sur le contresens qui voudrait que le Kantor ait été oublié puis redécouvert, et d'évoquer sa réception tout au long du siècle, des premiers amateurs ("le premier cercle") aux concerts populaires, mais aussi à travers l'effort biographique, les anecdotes fondatrices, les traits standardisés qui caractérisent son génie. Cette histoire entrecroise plusieurs réseaux, et expose diverses formes d'héritage et de continuation : celle de l'érudition (antiquaires musicaux) ; de l'identification (Boëly écrivant dans le style de Bach) ; de l'imprégnation (Alkan) ; de l'appropriation (Chopin le transcendant en l'intégrant à son propre univers). Les auteurs examinent non seulement pourquoi et comment on joue Bach, mais ce qu'on en joue. Ils montrent les raisons pour lesquelles les œuvres pour clavier, les motets et les cantates font l'objet d'une prédilection particulière. Ils définissent les "classiques favoris" et les "tubes" de Bach du XIXe siècle, les œuvres-emblèmes et les œuvres-signes (Ave Maria de Bach-Gounod, "Air de la pentecôte", Passion selon saint Matthieu, qui représentent chacun un aspect spécifique de sa musique : la ferveur, l'art baroque, la grandeur à la fois musicale et religieuse). Cette étude érudite, très démonstrative (notamment grâce aux encadrés citant des textes particulièrement révélateurs comme celui de Liszt sur les trois manières d'interpréter Bach — l'exécutant, l'interprète, le "charlatan" — ; donnant un extrait des chorals annotés par Gounod, ou des articles de Fétis sur les cantates), mais d'un style enlevé, plein d'aperçus ingénieux, a surtout le mérite de mettre en relation l'histoire et la sociologie de la musique, en montrant comment la "musicalisation" de Bach contribue à l'édification du régime musical de l'amateurisme 1. Mais elle est aussi une réflexion sur l'historicisation, de la transcription comme art du respect de la tradition au retour aux sources comme modernisme. À ce titre, elle ne peut manquer d'intéresser, non seulement les mélomanes, mais aussi les historiens.

 

Notes

1 Auquel A. Hennion a consacré un gros volume : Antoine HENNION, La passion musicale, une sociologie de la médiation, Paris, Éditions Métailié, 1993.

Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie-Anne Leterrier, « Esteban BUCH, La neuvième de Beethoven, une histoire politique, Bibliothèque des histoires, Paris, Éditions Gallimard, 1999 ; Joël-Marie FAUQUET et Antoine HENNION, La grandeur de Bach — l'amour de la musique en France au XIXe siècle, Les chemins de la musique, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000. », Revue d'histoire du XIXe siècle, 22 | 2001, [En ligne], mis en ligne le 28 juin 2005. URL : http://rh19.revues.org/index266.html. Consulté le 20 juin 2009.


source: http://rh19.revues.org

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