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à propos de "La depouille de Borges"

Par larouge • Gasparini Juan • Samedi 27/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1164 fois • Version imprimable

L’enquête qui valut à Juan Gasparini de nombreux procès, qu’il a gagnés jusqu’ici, et une certaine notoriété, n’est pas vraiment un livre sur Borges, malgré son titre. Il s’agit plutôt de l’histoire édifiante d’une captatio, d’un rapt dont le personnage central est Maria Kodoma.

Ceux qui connaissent mal la biographie de Jorge Luis Borges, mais ont eu la curiosité de se plonger dans son œuvre, ont rencontré ce nom à plusieurs reprises. Elle apparaît aux côté du poète sur les photos de l’Atlas : à Venise, dans un café et sur la Place Saint Marc, dans un ballon au-dessus de la Californie, dans une rue italienne, dans un restaurant de Buenos-Aries, à ses côtés au Japon. La plupart du temps, elle est la seule à fixer l’objectif et à sourire. Le poète, aveugle et dépendant, s’accroche à elle s’ils tiennent debout ou ignore le photographe.

Il est étonnant de découvrir une femme si jeune, accompagnant un homme de cet âge, si vénérable fût-il. On ne peut s’empêcher d’imaginer combien cette femme devait s’ennuyer à suivre, chaque jour, un homme qui vivait davantage dans ses souvenirs biographiques et littéraires que dans le présent et songer qu’elle y perdait sa jeunesse.

La thèse à laquelle est parvenu Juan Gasparini permet d’éclairer cette dévotion. En un sens, Maria Kodoma, cette jeune femme, veillait autant sur un vieillard que sur un héritage. Au prix de quelques années à écouter et à prendre soin du poète, elle parvint à hériter de Borges : de sa dépouille, de ses biens et de ses droits.

Le livre de Juan Gasparini est très répétitif. Il aurait gagné à condenser certains chapitres et à en fondre d’autres. Il s’agit néanmoins d’une enquête terrifiante sur la manière dont une femme parvient à couper un vieillard de son entourage pour capter l’héritage. Elle n’est évidemment ni la première ni la dernière à parvenir à abuser de la solitude et de la détresse d’un homme trop vieux et trop faible.

Ce qui est singulier ici, c’est, semble-t-il, la médiocrité de la personne : son ignorance et son âpreté au gain. En suivant le récit de Juan Gasparini, nous découvrons comment elle réclama des sommes exorbitantes aux éditeurs pour céder les droits, comment elle fit traiter la fidèle servante de Borges, comment le mariage entre elle et lui est entaché de nombreuses irrégularité : Borges, divorcé, ne pouvait se remarier en Argentine. Le mariage eut lieu, par procuration au Paraguay, où, en vertu d’une loi équivalente, Borges n’aurait pas dû être autorisé à se marier – en tout cas, il ne l’aurait pas été sans le pot-de-vin versé.

Juan Gasparini rapporte de nombreux témoignages qui jettent une lumière assez triste sur les dernières semaines de la vie de Borges. On le sent abandonné aux mains de cette jeune femme qui fait caprice sur caprice et parvient toujours à ses fins ; premier caprice : le déménagement à Genève, loin de ses soutiens familiaux et amicaux.

Tout est confus à propos de la dépouille du poète. Qui avait le droit de décider de sa sépulture ? Qui était dépositaire de ses volontés ? Maria Kodoma a gagné en Suisse un procès qui a mis fin à une querelle entre la famille et elle.

Reste que les Borgiens lui en veulent à juste titre pour un crime sans nom : elle interdit la réimpression de l’édition des Œuvres Complètes en Pleiade, édition préparée par les soins de Jean-Pierre Bernès, en collaboration étroite avec Borges, suivant ses vœux. Il s’agit d’une édition exceptionnelle par la qualité de ses notes et l’exhaustivité asymptotique du corpus (limitée par les vœux de l’auteur). Cette édition est la plus complète en cours.

Nous savons désormais que Maria Kodoma prépare à son tour une édition, probablement « plus complète », mais moins fidèle, car tout texte ancien ajouté au corpus est une trahison, Borges ayant pris le temps et le soin de sélectionner ce qui est son œuvre et ce qui ne relève que du texte de circonstance, du texte alimentaire.

Le livre de Juan Gasparini se lit comme l’histoire de la résistible ascension d’une jeune arriviste dont le succès entraîne la frustration de milliers de lecteurs. L’histoire de l’ascension de la bêtise et des dégâts qu’elle occasionne. L’horreur est que chaque honneur offert à Borges entraîne la venue de Maria Kodoma. Imaginons qu’Emma Bovary se présente pour parler de Flaubert en toute occasion officielle… le mal serait moindre.

Cyril de Pins


source: http://www.boojum-mag.net/f/index.php?sp=liv&livre_id=1337

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