A quarante ans, Damián Tabarovsky est complètement inconnu en Europe mais il paraît que chez lui en Argentine, il est de ceux qui secouent le plus le cocotier. En début d’année, Christian Bourgois a publié en deux volumes trois de ses récits les plus récents : « Les hernies », « Bingo » et « L’expectative ».
Ce sont trois textes étranges, différents l’un de l’autre mais ayant pour commune passion la digression. Si l’originalité de ses pièces est indéniable, leur qualité varie franchement et au final, seul « L’expectative » satisfait pleinement. « Bingo » est un pur exercice de style dont l’intérêt s’évanouit après quelques pages. Teresa se fait jeter par son mec et, sous le choc, erre dans la ville et dans son esprit à la recherche d’explications plus ou moins métaphysiques sur sa vie et son abandon. Malgré un final qui se veut épiphanique, on s’emmerde franchement une fois la première surprise passée. Ce court texte d’une septantaine de pages est accompagné dans le même volume par « Les hernies », un récit nettement plus original. Mimi et Luciano, deux portègnes vivant à Paris de cours d’espagnol qu’ils donnent à de riches français faisant affaires avec l’Argentine, ont besoin d’argent et décident de le soutirer aux entreprises de leurs élèves à travers un hold-up neuro-linguistique. Ne demandez pas comment ça marche : s’il l’expliquait, Tabarovsky devrait vous tuer ensuite. Mais ça marche, oui. Et nos deux compères de vivre la belle vie, voyager, bien bouffer, et ainsi de suite. Jusqu’au jour où les fonds se font rares : une épidémie de hernies se déchaîne contre les victimes des deux amis. Voilà un scénario bidonnant et une histoire assez bien enlevée qui est malheureusement desservie par le discours politique de Tabarovsky qui se fait par moment beaucoup trop présent, au point d’éclipser une histoire efficace – la politique, pourquoi pas, mais si elle prend le pas du reste, autant écrire un essai. Les bonnes fictions directement « engagées » sont rares, ce n’est pas un hasard.
Et justement, « L’expectative » est tout autant politisé, mais c’est mis à l’arrière-plan, sous une forme bien plus subtile et efficace. Comme de bien entendu, c’est le meilleur des trois textes. Jonathan avait bien profité du succès économique des années ’90 mais a tout perdu avec la crise. Sans travail, sans argent, il passe ses journées à ne rien faire d’autre qu’attendre et se promener, retournant les projets et les idées les plus folles dans sa fiévreuse cervelle. Même l’amour et l’exil ne résolvent pas ses problèmes d’homme sans avenir. C’est d’un grand comique cynique, une petit bijou d’ironie et d’originalité. Et je suis surtout séduit, bien entendu, par l’art de la digression que Tabarovsky maîtrise de façon splendide. Ce livre qui est construit un peu comme on pense – en changeant toujours l’objet de son attention, bien souvent avant d’avoir vraiment fini d’y réfléchir- doit sans doute être vu, au-delà d’un portrait social d’une génération, comme un hymne à cette forme littéraire inépuisable, à la « puissance subversive, (aux) propriétés révolutionnaires » et qui « dépasse la redondance » pour devenir « un débordement, un don : la digression comme mode de l’excès ». Sebald en était le maître, lui donnant une fertilité hallucinante. Je ne suis pas certain que Tabarovsky puisse faire pareil, mais ici, il réussit son coup.
Je ne dirai pas avoir été convaincu par ces trois récits : je n’ai finalement été séduit que par un seul. Par contre, l’ensemble m’a intrigué, et, si le nom de l’auteur reste suivi du point d’interrogation du doute, il y a quand même là quelque chose qui mérite qu’on s’y attarde…
Damián Tabarovsky, Bingo / Les hernies, Christian Bourgois, 17€
Damián Tabarovsky, L’expectative, Christian Bourgois, 15€
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