Ernesto Sabato, L'Ange des ténèbres (1974)
[Dans une lettre adressée à l'un des personnages...]
"C’est pourquoi les idées que l’on se fait en général sur les personnages de roman sont stupides. Il faudrait répondre une fois pour toutes, avec arrogance, " Madame Bovary c’est moi ", un point c’est tout. Mais ce n’est pas possible, ce ne sera pas possible pour toi non plus, il viendra chaque jour quelqu’un qui te posera des questions, qui voudra savoir si tel personnage vient d’ici ou de là, si c’est le portrait de telle ou telle femme, ou bien si tu te fais " représenter " par tel homme qui, à tel endroit du livre, a l’air d’un spectateur mélancolique. Ça, ça fait partie de la manipulation dont je te parlais plus haut, du malentendu infini, pour ainsi dire labyrinthique, que représente toute œuvre de fiction.
Les personnages ! Un jour de l’automne 1962, anxieux comme un adolescent, je partis à la recherche du coin du monde où avait " habité " madame Bovary. Qu’un jeune homme cherche les lieux où a souffert un personnage de roman, voilà qui est déjà étonnant, mais qu’un romancier le fasse, quelqu’un qui sait à quel point de tels êtres n’ont existé nulle part ailleurs que dans l’âme de leur créateur, voilà qui démontre combien l’art est plus puissant que la prétendue réalité.
Ainsi donc, lorsque, du haut d’une colline de Normandie, j’aperçus enfin l’église de Ry, j’en eus le cœur serré transfiguré par l’énigmatique pouvoir de la création littéraire, ce village atteignait la cime des passions humaines et aussi leurs abysses les plus ténébreux. Ici avait vécu et souffert quelqu’un qui, faute d’être animé par l’esprit puissant et tourmenté d’un artiste, serait passé du néant au néant, comme tant d’autres ; ainsi qu’un médium insignifiant, possédé au moment de la transe par des esprits plus grands que lui, dit des mots qu’il n’aurait pu trouver autrement, est convulsionné par des passions que sa petite âme eût été incapable d’éprouver.
Il paraît que Flaubert a visité ce village, qu’il a rencontré des gens du pays, qu’il est entré dans la pharmacie où son personnage devait un jour acheter le poison. J’imagine combien de fois, assis au sommet d’une de ces collines, peut-être à l’endroit même d’où j’ai contemplé pour la première fois ce village insignifiant, combien de fois donc il a pu méditer sur la vie et la mort, à propos de cette créature qui devait incarner tant de ses propres tribulations. Douce et amère volupté d’imaginer un nouveau destin : s’il avait été femme ; s’il lui avait manqué d’autres attributs (une sorte de cynisme amer, une sorte de féroce lucidité) ; s’il avait enfin été non pas romancier mais condamné à vivre et à mourir comme une petite-bourgeoise de province.
Pascal affirme que la vie est comme une table de tripot où le destin dépose la carte de notre naissance, de notre caractère, de notre environnement, auxquels nous ne pouvons échapper. Seul le créateur peut parier une seconde fois, du moins dans le monde spectral du roman. Ne pouvant devenir fou ou criminel, ni se suicider dans l’existence qui leur a échu, c’est du moins ce que font les romanciers par le truchement de ces simulacres intenses.
Combien de ses propres angoisses n’allait-il pas incarner dans le corps de cette pauvre romantique de village ! Imaginons un instant la sombre enfance de Flaubert à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital de Rouen. Cet hôpital, je l’ai scruté attentivement, méticuleusement, en tremblant. L’amphithéâtre de dissection donnait sur le jardin de l’aile occupée par sa famille. En grimpant à la grille avec ses sœurs, Gustave, fasciné, contemplait les cadavres en décomposition. C’est là, c’est à cette époque qu’a dû pour toujours se graver, macabre et sordide, le mal métaphysique qui pousse presque tous les grands créateurs à chercher leur rédemption dans l’art, la seule puissance qui semble nous sauver du caractère transitoire de toutes choses, et de la mort inévitable : j’ai gardé la forme et l’essence divine de mes amours décomposées...
C’est peut-être à cette grille, en observant la corruption des corps, que Gustave est devenu l’enfant timide et renfermé qu’il fut, paraît-il : distant et ironique, arrogant, ayant conscience à la fois de sa précarité et de sa maîtrise. Lis ses meilleures œuvres, pas celles où les épithètes sont en vitrine, où les mots scintillent avec ennui, mais les pages les plus dures de son roman impitoyable, et tu te rendras compte que c’est cet enfant à la fois sensible et désabusé qui décrit la cruauté de l’existence avec une espèce de plaisir rancunier. La mélancolie et la tristesse en forment la toile de fond. Le monde lui répugne, le blesse, l’ennuie : avec arrogance, il décide d’en faire un autre, à son image et à sa ressemblance. Il ne va pas faire concurrence à l’état civil, comme le prétendit Balzac de soi-même avec une naïve injustice pour son génie, mais bien à Dieu même. Pourquoi créer si la réalité qui nous fut donnée nous satisfait ? Dieu n’écrit pas de romans, les romans naissent de notre imperfection, du monde défectueux où nous sommes obligés de vivre. Moi je n’ai pas demandé à naître, ni toi non plus, on nous a fait venir de force.
Ne va pas t’imaginer non plus que Flaubert ait écrit l’histoire de cette pauvre bonne femme parce qu’on le lui aurait demandé, il l’a écrite parce qu’il a eu l’intuition subite qu il pouvait inscrire dans une telle histoire policière sa propre histoire, personnelle et secrète, qu’il pouvait se ridiculiser lui-même avec la cruauté que seul un grand névrosé met à parler de soi, se caricaturer sous les traits d’une insignifiante névrosée de province qui, comme lui, aimait les pays lointains, les lieux mythiques. Relis le chapitre VI : tu le reconnaîtras, lui, dans ce goût pour les autres temps, les autres lieux, pour les voyages et les chaises de poste, pour les enlèvements et les mers exotiques : l’illusion romantique dans toute sa pureté, tel que le petit enfant grimpé à la grille l’avait éprouvée pour toujours. Le thème de son roman est donc celui de sa propre existence, la distance chaque jour agrandie entre sa vie réelle et son imagination. Les rêves changés en lourdes réalités, les amours sublimes transformées en lieux communs papillotants. Que pouvait faire d’autre la pauvre malheureuse que de se suicider ? C’est par le sacrifice de la pauvre femme, de cette désemparée, de cette ridicule romantique de village, que Flaubert (tristement) se sauve.
Se sauve…, façon de parler, façon de voir les choses à la va-vite, comme toujours dès que nous cessons d’y prendre garde. Mais ce que je sais, c’est ce qu’aurait murmuré ma mère, les larmes aux yeux, en pensant non pas à Emma mais à lui, au pauvre Flaubert qui lui survécut : "Dieu ait pitié de lui!"
La confrontation de l’humble romantique avec le monde prend ainsi sa dissonance sarcastique, pleine de sadisme et de fureur. Pour détruire, pour ridiculiser ses propres illusions, il monte la scène de la foire, caricature de l’existence bourgeoise : en bas, les discours municipaux ; et là-haut, dans la sordide chambre d’hôtel, l’autre rhétorique, celle de Rodolphe, qui inspire l’amour d’Emma par des phrases toutes faites. C’est l’atroce dialectique de la banalité que le romantique Flaubert utilise, avec d’horribles grimaces, pour railler le faux romantisme comme un esprit religieux peut en venir à vomir dans une église bondée de bigots.
Voilà, tel est Flaubert. Le patron des objectivistes! […]
Rassasié d’émotions pures et fasciné par la science, on aurait voulu que le romancier décrive la vie des hommes comme un naturaliste décrit les mœurs des fourmis. Mais un écrivain profond ne peut se contenter seulement de décrire l’existence de l’homme de la rue. Dès que son attention est ailleurs (et elle est toujours ailleurs) ce petit homme se met à sentir et à penser comme le délégué de quelque partie obscure et déchirée du créateur. Seuls les écrivains médiocres peuvent écrire une simple chronique et décrire fidèlement (quel mot hypocrite !) la réalité extérieure d’une époque ou d’une nation. La puissance des grands créateurs est si dévastatrice qu’ils ne peuvent faire autrement, quand bien même ils le voudraient. Ne dit-on pas que Van Gogh voulait copier les tableaux de Millet ? Naturellement, il ne pouvait pas ; au lieu de cela, il lui est venu ces soleils, ces arbres terribles, des arbres et des soleils qui ne sont rien d’autre que la déception de son propre esprit halluciné. Peu importe que Flaubert ait écrit sur la nécessité d’être objectif. Quelque part dans sa correspondance, il nous dit en revanche qu’il s’est promené dans la forêt un jour d’automne en sentant qu’il était tout à la fois un homme et sa maîtresse, le cheval et les feuilles qu’il foulait, le vent et ce que se disaient les amoureux. Mes personnages me poursuivent, disait-il, ou plutôt, c’est moi qui suis en eux. […]
Madame Bovary c’est moi, bien sûr. Mais Rodolphe l’était aussi, Rodolphe avec son incapacité cynique à supporter le romantisme de sa maîtresse. Et le pauvre Bovary, et aussi Homais, cet athée de derrière les bocaux ; car à force d’être un romantique désespéré, à force de rechercher l’absolu et de ne pas le trouver, Flaubert peut très bien comprendre l’athéisme et aussi cette espèce d’athéisme de l’amour que professe cette petite canaille de Rodolphe. […]
Ainsi donc, lorsqu’à l’automne 1962, du haut d’une colline, le cœur serré, j’ai contemplé la petite église de Ry ; lorsque, silencieux et tremblant, je suis entré dans ce qui avait été la pharmacie de Homais ; quand j’ai examiné l'endroit où la pauvre Emma prenait, pathétique et pleine de désirs, la diligence qui l’emportait vers Rouen, ce n’était ni une église, ni une pharmacie, ni une rue de village que je voyais, c’étaient les fragments d’un esprit immortel que je percevais à travers ces simples objets du monde extérieur."
© http://flaubert.univ-rouen.fr/
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