S'identifier - S'inscrire - Contact

à propos de "l'aleph"

Par larouge • Borges Jorge Luis • Vendredi 19/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 765 fois • Version imprimable

L’Aleph

J.L. Borges

 éd. de référence : L’imaginaire Gallimard p. 202 à 207

Nota : les lettres "h, b, m" qui suivent les numéros de pages indiquent le haut, le Milieu ou le bas de la page.

Texte extrait de la nouvelle qui donne son titre au recueil, et qui Le clôt. L'Aleph, objet situé au cœur de la problématique Borgésienne, au même titre que La bibliothèque de Babel, ou le Zahir de ce recueil, en ce qu'il met en jeu la question de l'infini, et son expression dans l'écriture.

À la faveur de détours et de circonstances fortuites (le culte de Béatriz, les manœuvres littéraires du cousin de cette dernière, l'imminence de son expropriation), Borges entre en contact avec l’Aleph, la sphère lumineuse infinie, sur le mode, on y insistera, du recul et du détour.

Nous verrons d'abord comment l’ Aleph est marqué au sceau de la dénégation et du refus : refus d'être vu, refus d'être dit, puis, dans un second temps, dans quelle mesure l'infini résiste au langage et à l'homme, et enfin, comment l'Aleph peut se dire, tout de même, dans une ébauche de poétique de l'infini.

I) Le recul

L'approche de l'Aleph, de l'infini, l'expérience d'entre les expériences, se fait sur le mode du recul, du refus, de la dénégation.
D'abord, par

1) la dérision des circonstances

Le conte "l'Aleph" obéit aux lois de la littérature, et le narrateur, aussi bien que le lecteur, doit passer par un certain nombre de relais avant d'entrer dans le vif du sujet : l’Aleph, et la problématique de l’infini. La plupart de ces relais, qui préparent et retardent la rencontre sont marqués au sceau de la dérision.

Dérisoires:

– Carlos Argentino : l'initiateur, qui est tantôt décrit comme un littérateur de faible envergure, tantôt comme un petit bourgeois qui se laisse éblouir par le luxe de ses expropriateurs, et révulser par son expropriation.
            – la maison bourgeoise de Carlos Argentino est aux antipodes de la pyramide, ou du temple (qui seraient les sièges "naturels" de Aleph), même si l'appartement est "approfondi" par la cave qui recèle l'Aleph : mais la cave est aussi une simple cave, où l'on trouve une malle, des "sacs en toile", des "caisses emplies de bouteilles" (203b).

– le prétexte de la visite du narrateur est de vérifier qu'il ne s'agit pas, de la part du fanfaron Carlos Argentino, d'un bobard, d'une fanfaronnade de plus (cf. les lignes qui précèdent ce passage).

– le "mode d'emploi" de l’Aleph, qui semble extrait d'un conte pour enfants : "Tu te coucheras sur le pavé … tu verras l' Aleph " (203m). Instructions réitérées à la page suivante (204m) pour être qualifiées de "ridicules" par le narrateur.

– la satisfaction basse du narrateur à l'idée que Carlos Argentino soit fou.

Le montage du conte, la progressivité du récit sont donc fondés sur ce contraste entre la trivialité du contexte, et l'absolu de l'expérience.

2) Repli rationnel en ordre

Devant l’imminence de l'expérience, le narrateur se défend (on serait tenté de dire : au sens psychanalytique du terme) en ayant recours à la Raison, en tant qu'elle s’oppose à la  folie. Nous parlions précédemment de trivialité, et il y a encore de cela dans la convocation de la Raison, forcément dérisoire en regard de l'infini.

– Carlos Argentino n'est pas seulement un fanfaron capable de "bravade" (204m), c'est un fou. Et à l'égard de ce fou, le narrateur applique dans son récit une méthode que l'on pourrait qualifier de « rétro-génétique », et qu'il formule ainsi : « La connaissance d'un fait … auparavant » (202m).

– Que Carlos Argentino puisse croire que l'Aleph réside en sa demeure explique sa prétention à être un écrivain, et qu'il ose demander à Borges en personne (on le verra) de s'entremettre et de se compromettre pour obtenir une préface.

– Folie contagieuse, folie familiale, qui n'épargne pas la cousine morte, l'initiatrice, Beatriz : « Beatriz (je le répète … « explication pathologique. » (202m)

Recours à la Raison sous une autre espèce : la dissertation, que développe Borges, sur le caractère incommunicable de l'infini.

Développement de l'argumentation

– le partage nécessaire dans toute entreprise de communication, d'un alphabet de symboles, qui suppose le partage d'un passé et d'une expérience (204b) ; l'Aleph a séparé Borges des autres hommes.

– dans la mesure où un fossé s'est creusé entre l'initié et les autres, s'affirme la nécessité (pour l'écrivain) de recourir à un autre langage, un autre mode d'expression par exemple « l'emblème mystique » : tout dire en une image, en une formule, en un mot  (ex. p. 204b - 205h. Mais cette solution n'est convoquée que pour être aussitôt récusée, au nom du "défaut de littérature" (on y reviendra).

– enfin, le fond du problème - la restitution et l'expression de l'instantané, de l'absolu contemporain, du tout simultané, par le langage, c'est à dire, obligatoirement, par le successif : la charge de l'infini réduite à l'énumération, la réduction de l'infini à "l'innombrable", la compilation (illustrée par le "grand œuvre" de Cartos Argentino). (205h)

Ultimes sursauts de la Raison : le recours à la description "objective":

– Démasquer l'illusion : je crus / je compris (205b)

Mesurer : "le diamètre de l'Aleph…" (205b)

– Donner des équivalences, mais résistance de l'infini aux équivalences : « Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses. » (205b)

La rencontre de l'Aleph est donc refusée avant même qu'elle s'accomplisse : rabaissée, rationnellement niée, bref, refoulée (Borges, à la fin du conte, explicitera la nécessité de l'oubli, vis à vis d'une telle expérience).

II) Invalidation de l'expérience par la littérature

D'une certaine manière, tout ce mouvement de recul, toutes ces gesticulations pour refuser l'Aleph sont inutiles, parce que l'Aleph est nié plus profondément, de l'intérieur même du récit.

1) La littérature récusée

Si Borges récuse la littérature, c'est que, selon lui, elle est expression de l'erreur : « Peut-être les dieux … d'erreur. » (205m)

Dans la même nouvelle, quelques pages auparavant, on peut lire : « Ces idées me parurent si ineptes, son exposé si pompeux et si vain, que j'établis immédiatement un rapport entre eux et la littérature." (192h) Dans le même esprit, faut-il revenir sur l'image du littérateur Carlos Argentino, distillée sur l'ensemble de la nouvelle : histrion infatué de lui-même, et ridicule ?

De plus, le personnage central de cette nouvelle n'est pas n'importe qui, comme Isidoro Tadeo Cruz, ou Emma Zunz : il s'agit de Borges en personne : « Beatriz, Beatriz chérie … Borges". (203h)

Le personnage central de la nouvelle est Borges, l'auteur de L'Auteur, Fictions, l'Aleph, et cette révélation pousse l'invalidité de l'expérience à la puissance : ne s'agit-il pas d'une "fiction" de plus, d'un autre jeu intellectuel avec l'idée de l'infini, et ses apories ? On connaît la fascination de Borges pour l'effacement, le livre qui s'efface (le "livre de sable" écrit par Jésus Christ, qui s'efface en même temps qu'il s'écrit), et on pourrait formuler ainsi la position d'écrivain de Borges : "Moi, Borges, écrivain, je déclare, tout en faisant acte littéraire, la littérature nulle et non avenue".

2) L'univers saturé de littérature

Borges se met en scène dans sa nouvelle, mais cette présence paradoxalement invalidante est superfétatoire, parce que la littérature contamine et sature le réel.

pour lire la suite, cliquez ci


Archives par mois


liens amis