L'Express du 26/06/2003
Histoire
En 1976, son fils et l'épouse de celui-ci, alors enceinte, ont été enlevés puis assassinés. Le poète argentin a rencontré sa petite-fille, vivante, et identifié le corps de son fils. A Montevideo, il lance un nouvel appel pour retrouver la dépouille de sa belle-fille.
L'amère victoire de Juan Gelman par Michel Faure
La tragédie domine la vie de Juan Gelman. Elle se lit dans ses poèmes - «Par là va la douleur de la conscience/ couchée toute seule au soleil» (Salaires de l'impie, éditions Phi Graphiti). Elle se lit, aussi, sur son visage, ce regard las, ce sourire de dents jaunes, cette voix qui s'éraille au-dessus d'un cendrier plein. Ses victoires, toutes, ont été amères.
Il vit à Mexico et passait par Paris, récemment, hébergé non loin de la porte Saint-Martin, chez un compatriote, musicien de tango, compagnon d'exil. Il voulait, encore une fois, raconter son histoire, qui pourtant relève de l'indicible.
Le 24 août 1976, le fils de Juan Gelman, Marcelo Ariel, et la femme de celui-ci, Maria Claudia, sont enlevés par des militaires argentins. Les deux jeunes gens, qui s'étaient mariés au début de la même année, sont conduits dans le tristement célèbre camp de détention clandestin des Automotores Orletti, l'une des bases de l'opération Condor, cette association criminelle des dictatures latino-américaines au pouvoir, à l'époque, dans le cône sud du continent. Marcelo Ariel a 20 ans, il est torturé et tué d'une balle dans la nuque, probablement vers la mi- octobre, et son corps est placé dans un bidon métallique de 200 litres, rempli de sable et de ciment. Le fût est jeté dans les eaux d'un canal, puis repêché par erreur par un militaire. Son corps est finalement enterré dans un cimetière de Buenos Aires, et inscrit, comme le seront tant d'autres cadavres, alors, comme «non identifié».
Juan, le vieux poète, évoque aujourd'hui la fin d'une «double mort» quand furent enfin retrouvés et identifiés les restes de son fils. «Un soulagement, tandis que la douleur reste.» Puis ce qu'il appelle un terrible paradoxe: «C'est moi qui ai porté son cercueil sur mes épaules, alors qu'il eût été naturel que lui, un jour, portât le mien.»
La jeune femme, Maria Claudia, qui a tout juste 19 ans quand elle est enlevée, est enceinte. En octobre de cette année-là, elle est conduite, sous la garde de militaires uruguayens, à Montevideo. On l'aperçoit dans l'hôpital militaire de la ville, où elle donne naissance à un enfant, puis elle est vue une dernière fois, en décembre 1976, à la sortie d'un centre de détention clandestin, utilisé par le Service d'information de défense (SID) de la capitale de l'Uruguay, au coin du boulevard Artigas et de la rue Palmas. Elle porte un bébé dans les bras. Elle est entourée de deux militaires uruguayens aujourd'hui identifiés. On ne reverra jamais la jeune femme vivante. L'enfant est donné à un couple de policiers uruguayens. Ceux-ci non seulement volent le bébé, mais, quand ils l'inscrivent à l'état civil, ils ne le déclarent pas comme adopté, mais comme étant le leur.
Après des années d'enquêtes infructueuses, malgré le retour à la démocratie en Uruguay, le mystère de l'enfant se dénoue. On sait finalement qu'il s'agit d'une jeune fille, et quelque temps après l'élection du nouveau président uruguayen, Jorge Batlle, Juan Gelman peut rencontrer celle-ci, en mars 2000, et lui raconter sa véritable histoire. Il lui restitue ainsi son identité, que prouveront des examens d'ADN. La petite-fille du poète décide de ne pas parler à la presse et de protéger son anonymat.
Après la découverte du corps de son fils, l'identification de sa petite-fille est la deuxième amère victoire du poète. Il mène maintenant un troisième et ultime combat, pour retrouver le corps de sa belle-fille. Il veut, à elle aussi, donner une sépulture, afin qu'elle sorte de cette «double mort» qui est aussi la sienne et que le deuil puisse s'accomplir. «Tout être humain, écrit-il, a droit à une tombe et à une pierre tombale avec son nom écrit dessus, afin d'être réinscrit dans sa propre histoire et dans l'histoire et la culture de notre civilisation.
Lettre ouverte au président
Le dernier obstacle à surmonter est, selon Gelman, l'inaction du président Batlle, qui l'avait pourtant aidé à retrouver sa petite-fille. Pour le poète, le chef de l'Etat uruguayen connaîtrait les circonstances de la disparition de la jeune femme, et même le nom de son assassin. Il aurait cédé aux pressions des militaires et à leurs relais dans la classe politique, selon le poète, qui ne désespère pourtant pas. Il voyage, donc, et obtient les soutiens de ceux qu'il appelle «des gens de bonne volonté»: au dernier décompte, 88 572 poètes, écrivains, intellectuels, artistes et citoyens de 122 pays avaient rejoint son combat, à travers une lettre ouverte au président de l'Uruguay, que chacun peut signer, sur www.JuanGelman.org. Ils réclament, avec Gelman, «justice pour Maria Claudia».
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