La parution début 2000 de cette nouvelle biographie intitulée Freud. Le Siècle de la psychanalyse, est un événement car d’abord rédigée en portugais puis traduite en espagnol par un psychanalyste latino-américain, Emilio Rodrigué ; celui-ci Argentin d’origine, vit au Brésil, à Salvador de Bahia où il a épousé une mère de saints du candomblé, Graça. Aujourd’hui, cet ouvrage est publié en français, ce qui est une initiative éditoriale trop rare.
Emilio Rodrigué a 29 ans et se trouve à Londres au moment de la parution du premier volume de l’œuvre « pharaonique » d’E. Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, dédiée à « Anna Freud, digne fille d’un immortel génie ». Après avoir appartenu à la British Psychoanalytical Society, Emilio Rodrigué fut membre didacticien à l’IPA, jusqu’à ce qu’il participe, en 1971, à la formation de Plataforma, groupe contestataire argentin. Il se positionne dans cet ouvrage comme un tiers-mondiste qui se tourne vers l’Europe et donne sa version de l’histoire du mouvement psychanalytique et de sa fondation par Freud.
Dans la lignée des historiens de la psychanalyse, E. Jones, le « menteur gallois », D. Anzieu, A. de Mijolla, É. Roudinesco, P. Gay, Sulloway, P. Swales, « l’historien punk de la psychanalyse », Ilse Grubich-Simitis et de tant d’autres, il se qualifie de franc-tireur.
Le style de ce travail peut surprendre, irriter même : des expressions très colorées, les têtes de chapitre par exemple – la passerelle du rêve; un bond de félin ; un juif à la cour du roi Charcot; le cœur tenaillé ; l’esquisse, un buste renié; l’immolation d’Emma Eckstein; à propos de bombes et de pets; le moi, ce clown ; la malédiction d’Irma…, des envolées lyriques plus ou moins réussies, des formules à l’emporte-pièce, le ton souvent catégorique, son exubérance. Loin des archives, car il ne connaît pas l’allemand, Emilio Rodrigué, « éclectique chevronné », a évité de faire une compilation poussiéreuse. « Archet à la flèche unique », pour reprendre le conte africain cité dans son prologue, il décoche ses traits en reprenant pas à pas le parcours de Freud. « Un biographe né est un individu cruel avide d’anecdotes », écrit-il. Ce livre n’en manque pas et fourmille d’informations aussi bien sur la vie personnelle de Freud que sur l’histoire du mouvement psychanalytique, toujours située dans son contexte politico-culturel. Fortement documenté, Emilio Rodrigué livre ses sources (travaux anglophones, francophones et latino-américains). On peut regretter que les références, parfois incomplètes, n’aient pas été établies plus rigoureusement pour l’édition française (les articles et ouvrages cités ne sont pas toujours répertoriés dans leur édition d’origine). On peut s’agacer aussi des nombreuses coquilles typographiques, fautes d’orthographe ou traductions approximatives (renégation pour Verleugnung, par exemple). Emilio Rodrigué commente abondamment (parfois abusivement ?) les textes sur lesquels il prend appui : textes de Freud lui-même (y compris ses correspondances personnelles, notamment les lettres qu’il a écrites à Martha, sa femme) et bien sûr les nombreuses publications le concernant. Lacan est souvent cité mais aussi des auteurs dont les travaux plus récents proviennent d’Argentine et du Brésil, par exemple, ce qui étoffe son travail de façon particulière (Enriquez, Garcia Roza, O. Souza, Masotta, et quelques autres).
Praticien depuis cinquante ans, Emilio Rodrigué « invente une fiction vraie et féroce de Freud ». Il témoigne de la façon dont Freud l’a habité dans le temps de rédaction de son ouvrage, « affrontement » qui dura cinq ans et dont il dit ne pas être sorti indemne. L’« alchimie » de cette relation donne une « consistance humaine » à Freud, pour reprendre une expression de Sartre dont le scénario lui sert de point d’appui à plusieurs reprises. Freud a dû « ouvrir un chemin seul et pas à pas à travers une forêt enchevêtrée », comme il l’écrit lui-même à Marie Bonaparte le 11 janvier 1927. Emilio Rodrigué montre bien le parcours de Freud qui lutte sur tous les fronts avec ses « paladins » ; seigneurs de l’anneau, garde prétorienne, guérilleros, etc., les métaphores guerrières foisonnent. Il retrace la carte politique des générations d’analystes, où les femmes jouent un rôle important, autour des pôles viennois, suisse, berlinois, hongrois, français, anglais, puis outre-Atlantique. Voici un florilège très partiel de la manière dont il désigne quelques-uns de ces moments de l’histoire : Freud et Breuer, la poule et l’aigle ; Freud et Fliess, le cœur tenaillé; Jung, le fils héritier; Adler et le coup de Nuremberg ; Ferenczi, « le grand Vizir », dixit Freud; Anna, la jumelle de la psychanalyse; l’ouragan kleinien, à Londres; la bataille des guérisseurs d’âme; la bataille de l’analyse pour enfants. Emilio Rodrigué fait une place aussi aux « grands fantômes de la Cause » : Hermine Hugg-Helmuth et le « frère animal » de Lou Andreas-Salomé, Tausk, le « sauvage au cœur tendre dont les historiens parlent peu » (que Freud adressa à H. Deutsch et qui se suicida le 3 juillet 1919). On peut apprécier aussi les dossiers constitués autour de la question de l’analyse profane, du cas Reich » (« Débarrassez-moi de Reich », aurait dit Freud), et de l’affaire Max Eitingon, chapitre intitulé : « À vous de décider… » (s’il a pris part ou non à de graves décisions à l’encontre de hauts dignitaires russes).
Freud lutte avec l’épée et la plume. Il a un souci éditorial constant. Le Verlag connaît souvent des difficultés financières (Emilio Rodrigué se demande pourquoi cette revue est toujours au bord du gouffre alors que, à Londres, The Hogarth Press s’avère rentable). C’est en 1923 qu’est prise la décision de publier les Gesammelte Werke. Se pose alors la question de leur traduction. À la même époque, une petite maison d’édition espagnole, la Biblioteca Nueva de Madrid, entreprend, sous la direction d’Ortega y Gasset, la traduction par Luis Lopez Ballesteros, des Obras completas de Freud, travail dont ce dernier fit l’éloge (Freud parle à cette occasion de son « enthousiasme juvénile pour l’immortel Don Quijote » et de l’adorable langue castillane. Pourquoi Freud n’est-il jamais allé en Espagne ?, demande Emilio Rodrigué). En anglais, les traductions de Brill ayant été très critiquées (celles des Trois Essais et celle de Psychopathologie de la vie quotidienne, dans laquelle il remplace les histoires juives drôles par des boutades de Brooklyn), Alix et James Strachey, tous deux en analyse chez Freud, entreprennent à leur tour la traduction; par la suite, ce travail devient une « entreprise collective » (avec Joan Rivière, J. Rickmann et E. Jones), intitulée Standard Edition, « seul monument digne de Freud pour les générations futures », dit Jones, qui tient plus du mausolée que de la traduction, selon Emilio Rodrigué. À cette occasion, il reproche à Jones, « gardien des reliques », de souhaiter une édition anglaise digne de confiance, définitive, qui fixe une unité standard pour les générations futures, dans le souci d’uniformiser. Emilio Rodrigué situe là le commencement de l’hégémonie anglaise dans le problème politique du contrôle de la diffusion de la parole freudienne. Jones, qu’Emilio Rodrigué a rencontré à Londres quatre ans avant sa mort, fait l’objet d’attaques souvent virulentes de sa part. Il en fait lui-même la remarque et se reproche sa dureté. Il reconnaît alors la loyauté dont Jones a fait preuve dans le conflit qui opposait Anna Freud et Melanie Klein et surtout son courage lorsque les nazis entrèrent à Vienne et qu’il partit chercher Freud et sa famille pour les installer à Londres.
Freud était atteint d’un cancer et souffrait atrocement depuis des années déjà. Il retrace la conduite des traitements de Freud : le diagnostic a longtemps été incertain, certaines opérations différées de façon peu pertinentes (il parle d’une « colossale déraison médicale » lorsqu’une intervention a été remise de plusieurs semaines pour permettre à Freud d’aller à Rome avec Anna après la mort de son petit-fils), d’autres auraient pu être entreprises de façon plus adaptées, certaines peut-être évitées, enfin sa prise en charge par le docteur Hajek, qui soigna aussi Franz Kafka, semble discutable. Emilio Rodrigué décrit de façon très émouvante la patience de Freud et son courage exemplaire dans sa « bataille » de chaque instant face à toutes ses terribles douleurs. Il raconte aussi très bien son désespoir après la mort de Heinele, son petit-fils; il cite la lettre que Freud adresse à Lou Andreas-Salomé dans laquelle il se plaint qu’« une carapace d’insensibilité se forme lentement autour de lui… et que tout est resté aussi intéressant qu’autrefois mais il manque une sorte de résonance ».
À titre de curiosités, nous retiendrons deux visites à Freud racontées dans cet ouvrage : sa rencontre à Leyden, la terre de Rembrandt, pendant l’été 1908, avec Gustav Mahler (le parrain de Hans), qui souffrait d’impuissance sexuelle. L’entretien dura quatre heures et produisit un effet bénéfique. La visite que lui fit Salvador Dali, accompagné de S. Zweig, à qui Freud écrit pour le remercier de lui avoir amené ce jeune Espagnol avec ses yeux de fanatique qui lui fait reconsidérer son opinion sur les surréalistes. Pendant tout l’entretien, Freud fixa Dali des yeux et ne lâcha pas son regard, même lorsque celui-ci lui tendit la revue qui publiait son article sur la paranoïa.
Pour conclure, nous retenons de ce livre foisonnant une invite à suivre le fil du travail impertinent d’un psychanalyste engagé qui a contribué passionnément à la diffusion de la psychanalyse en Amérique latine. Nous ne devons cependant pas oublier les réserves de Freud concernant ses futurs biographes. Freud, qui détruisit à plusieurs reprises ses correspondances, notes, journal et manuscrits, écrivait à Martha le 28 avril 1885 (déjà !) : « Que mes biographes tempêtent à leur aise ! Ne leur rendons pas la besogne trop facile. Que chacun d’entre eux croie bonne sa “conception du développement du héros” ; je me réjouis dès maintenant de penser qu’ils se tromperont tous. »
Source: http://www.cairn.info
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