Critique de lemonde
Le 14 Avril 1995
Sainte Eva des abattoirs
Les bonnes biographies s'appuient sur un respect scrupuleux des faits ; les grandes biographies sont, en plus, des oeuvres de fiction. Les biographes anglo-saxons affirment en général le contraire ; ils croient que les faits parlent d'eux- mêmes et qu'il suffit de les poser minutieusement les uns à côté des autres, sans adjonction, pour que le tableau prenne du sens. Que l'observateur soit neutre, extérieur à son objet, que son écriture soit transparente et la vérité jaillit de son puits, pure et nue. Pour bien marquer l'austère originalité de cette démarche, ses adeptes lui ont donné un nom sans équivoque :« non-fiction ». En fait, la « non-fiction » repose sur une série de fictions, comme tout genre littéraire (comme toute science aussi). On y fait comme si la réalité était univoque, comme si les concepts de vérité ou d'événement ne souffraient pas de discussion, comme si l'écriture, les mots d'une langue manipulés par un écrivain, même minime, pouvaient restituer la copie exacte, photographique et impavide de certains événements survenus dans un passé entièrement saisissable.Alicia Dujovne-Ortiz, par bonheur, a choisi le parti pris inverse pour écrire la biographie d'Eva Peron. Enquêtrice acharnée et vigilante, traqueuse de vérités, elle l'a été comme il convient : jusqu'à la manie. La tâche n'était pas simple. Il existe sur Eva Peron une bibliothèque de documents en tout genre. Une montagne d'articles de presse, un flot d'images pieuses, un autre flot d'images diaboliques. Et quarante-trois ans après la mort d'Evita, une bataille se poursuit autour de ses mânes. L'Argentine a élu, en 1989, un président qui se réclame du péronisme ; sainte ou putain, Eva Peron sert encore de mesure pour évaluer la grandeur ou la puanteur du régime en place. Elle est toujours un enjeu, soumis à la raison d'Etat.A ces difficultés politiques s'en ajoutent d'autres qui tiennent au sujet lui-même. A partir du moment où elle est arrivée au pouvoir en compagnie de Juan Peron en 1945, Eva s'est entièrement investie dans la création de son image, en escamotant tout ce qui pouvait en altérer la pureté. Toute sa vie passée a été réécrite par ses soins, son état civil trafiqué, ses traces effacées, son parcours corrigé. Pour faire bonne mesure, elle a elle-même gravé son portrait en pied dans un livre, La Razon de mi vida, dont la lecture quotidienne était obligatoire dans toutes les écoles d'Argentine. Ce brouillage savant et systématique oblige les biographes à mener des enquêtes d'autant plus acrobatiques qu'ils ne peuvent guère compter sur des témoignages impartiaux.Avec la vie publique de la señora Peron, les obstacles changent de nature. Le dictateur et son inséparable épouse on ne sait jamais qui gouverne l'autre, qui est l'âme de l'autre et qui le corps sont les adeptes, davantage que les acteurs, d'un culte forcené à Janus, le dieu de la duplicité. Le péronisme n'est d'ailleurs que cela : la transfiguration du double langage en doctrine politique et en métaphysique personnelle. Pas une lumière qui n'ait sa part égale d'ombre, pas une parole, pas un geste qui ne s'accompagne de leur contraire. Rien de commun avec l'hypocrisie vulgaire et contrainte des politiciens ordinaires en quête de majorité ; chez les Peron, on pratique la confusion des contraires avec passion, avec âpreté, comme porté par une mission. Le soupçon nous vient souvent que ces menteurs monstrueux sont sincères.Juan Peron est plus simple. Il est désert comme un paysage de Patagonie. Seuls l'habitent la soif du pouvoir et la ruse. Il est démagogue par défaut, macho par obligation, fasciste par imitation, rassembleur par amorphisme. Eva emplit cette outre vide de tous ses vents antagonistes. Avec elle, on passe d'une seconde à l'autre de la Mère Ubu à la pasionaria de l'apôtre de la charité à la croqueuse de diamants, de l'épouse dévouée jusqu'au martyre à la cavale calculatrice, de la folle générosité aux comptes en Suisse, de l'amour exalté pour les pauvres à la pâmoison pour les honneurs et les colifichets. Elle est admirable, épouvantable, narcissique, enthousiaste, glacée, virginale et corrompue. Elle est sentimentale et canaille comme Borgès disait que l'était le tango.Assis sur le siège d'un scenic railway qui le propulse des bas-fonds aux sommets et du ciel pur aux égouts, le biographe ordinaire et honnête rend son tablier. Il n'y comprend rien ; il est entré dans un monde où un plus un font tout sauf deux. Alicia Dujovne-Ortiz se lance à l'assaut du mystère Eva en l'attaquant simultanément sur trois faces : comme femme, comme Argentine et comme romancière. Elle ne prend pas son sujet avec des pincettes, elle ne l'épingle pas comme un papillon, elle ne l'autopsie pas : elle fait corps avec lui. Elle détruit la statue, sans ménagement, mais pour mieux retrouver ce qui palpitait, souffrait, désirait, loin sous le masque, dans les profondeurs de la chair haïe et sublimée. Ce corps occupe un espace et un temps, des paysages et une histoire. Evita et le culte d'Evita, sa ferveur et ses mascarades demeurent incompréhensibles si l'on s'obstine à mesurer la réalité de l'Argentine à l'aune de nos critères européens. Il est d'autant plus difficile de se débarrasser de cette habitude que l'Argentine se donne aussi l'illusion d'être européenne. Alicia Dujovne-Ortiz ne nous fait pas un cours sur l'étrange et nocturne identité argentine, elle nous la donne à entendre, à sentir. On en touche la raideur et les mollesses, on en devine le bouillonnement qui s'épuise dans l'inertie ; on voit le vide, l'absence, la nostalgie s'installer au coeur même d'une culture qui semble se noyer dans la surabondance de ses origines.Pour dire cela, ces corps, ces âmes, ces frontières incertaines, ces peuples subjugués, ce culte à Evita qui n'a jamais cessé d'être volontaire même lorsqu'il était obligatoire, il fallait une véritable romancière, quelqu'un qui éclaire la fiction par la fiction. Alicia Dujovne-Ortiz possède un grand avantage sur les historiens : elle ne se croit pas obligée à la cohérence. Elle sait qu'un lâche peut aussi être courageux, que charité bien ordonnée commence, parfois, par soi-même, que l'on peut détester les hommes et adorer l'idée qu'on se fait de l'un d'entre eux, que l'on peut pousser le mensonge jusqu'au don de soi. Elle comprend comment un peuple peut s'offrir quand il croit qu'on s'offre à lui et même quand il n'y croit plus. Elle n'est ni la dupe d'Evita, ni son thuriféraire, ni son exécutrice. Savoir si elle est « pour » ou « contre » Eva Peron est une question oiseuse : la sainte et l'ogresse sont mortes le même jour de juillet 1952. Reste une image faite de milliers d'images superposées et qu'un écrivain, magnifiquement, interroge.On pourrait aussi dire qu'Alicia Dujovne-Ortiz ne cherche à répondre qu'à une seule question : pourquoi, lorsqu'elle avait douze ans, à la mort d'Evita, s'est-elle enfermée dans sa chambre pour cacher ses pleurs, alors que son père, militant communiste avait été jeté dans les cachots de Peron ? C'est dire que pour elle ce livre était nécessaire. Celui que Gino Nebiolo consacre aux aventures posthumes de la madone des descamisados n'est que divertissant. Bon divertissement au demeurant. Nebiolo, qui est journaliste, s'est choisi un sujet en or : les vingt-quatre années pendant lesquelles le cercueil contenant le corps momifié d'Eva se promena incognito à travers le monde, avant que l'ancienne starlette ne trouve un lieu de repos réputé définitif sous un faux nom comme il se doit. Rien n'est vraisemblable dans ces tribulations, et tout est vrai. On y voit un embaumeur tomber amoureux fou du cadavre qu'il naturalise, des services secrets se repasser le corps d'Eva comme on se repasse le valet de pique dans une partie de pouilleux, des escrocs, des spirites, des barbouzes du Vatican, des péronistes nazis qui massacrent des péronistes guévaristes, une nouvelle Mm Peron qui voudrait se faire greffer l'âme de l'ancienne, des banquiers et d'anciens SS qui tournent comme des vautours autoeur du trésor des Peron, qui est peut-être aussi celui de Martin Bormann sauvé des décombres du III Reich. C'est un festival de fantastique macabre, une parodie d'Helzapoppin et l'apothéose de la nécrophilie argentine.L'erreur de Nebiolo est d'avoir choisi de faire un roman de cette histoire. Les quelques éléments de fiction qu'il ajoute à la réalité affaiblissent le récit. Ce sont des corps étrangers et sans mystère. Pour raconter Le Dernier Tango d'Evita, il aurait fallu Adolfo Bioy Casarès, Juan José Saer, Roberto Artl ou Alicia Dujovne-Ortiz, des écrivains. Ils ne se seraient pas donné la peine d'inventer des choses, seulement d'écrire cette folie. Et ce respect des faits aurait été infiniment plus romanesque que ce roman qui n'est qu'une mise en fiction, une traduction adroite et plate.
PIERRE LEPAPE
source: www.alapage.com
Le 14 Avril 1995
Sainte Eva des abattoirs
Les bonnes biographies s'appuient sur un respect scrupuleux des faits ; les grandes biographies sont, en plus, des oeuvres de fiction. Les biographes anglo-saxons affirment en général le contraire ; ils croient que les faits parlent d'eux- mêmes et qu'il suffit de les poser minutieusement les uns à côté des autres, sans adjonction, pour que le tableau prenne du sens. Que l'observateur soit neutre, extérieur à son objet, que son écriture soit transparente et la vérité jaillit de son puits, pure et nue. Pour bien marquer l'austère originalité de cette démarche, ses adeptes lui ont donné un nom sans équivoque :« non-fiction ». En fait, la « non-fiction » repose sur une série de fictions, comme tout genre littéraire (comme toute science aussi). On y fait comme si la réalité était univoque, comme si les concepts de vérité ou d'événement ne souffraient pas de discussion, comme si l'écriture, les mots d'une langue manipulés par un écrivain, même minime, pouvaient restituer la copie exacte, photographique et impavide de certains événements survenus dans un passé entièrement saisissable.Alicia Dujovne-Ortiz, par bonheur, a choisi le parti pris inverse pour écrire la biographie d'Eva Peron. Enquêtrice acharnée et vigilante, traqueuse de vérités, elle l'a été comme il convient : jusqu'à la manie. La tâche n'était pas simple. Il existe sur Eva Peron une bibliothèque de documents en tout genre. Une montagne d'articles de presse, un flot d'images pieuses, un autre flot d'images diaboliques. Et quarante-trois ans après la mort d'Evita, une bataille se poursuit autour de ses mânes. L'Argentine a élu, en 1989, un président qui se réclame du péronisme ; sainte ou putain, Eva Peron sert encore de mesure pour évaluer la grandeur ou la puanteur du régime en place. Elle est toujours un enjeu, soumis à la raison d'Etat.A ces difficultés politiques s'en ajoutent d'autres qui tiennent au sujet lui-même. A partir du moment où elle est arrivée au pouvoir en compagnie de Juan Peron en 1945, Eva s'est entièrement investie dans la création de son image, en escamotant tout ce qui pouvait en altérer la pureté. Toute sa vie passée a été réécrite par ses soins, son état civil trafiqué, ses traces effacées, son parcours corrigé. Pour faire bonne mesure, elle a elle-même gravé son portrait en pied dans un livre, La Razon de mi vida, dont la lecture quotidienne était obligatoire dans toutes les écoles d'Argentine. Ce brouillage savant et systématique oblige les biographes à mener des enquêtes d'autant plus acrobatiques qu'ils ne peuvent guère compter sur des témoignages impartiaux.Avec la vie publique de la señora Peron, les obstacles changent de nature. Le dictateur et son inséparable épouse on ne sait jamais qui gouverne l'autre, qui est l'âme de l'autre et qui le corps sont les adeptes, davantage que les acteurs, d'un culte forcené à Janus, le dieu de la duplicité. Le péronisme n'est d'ailleurs que cela : la transfiguration du double langage en doctrine politique et en métaphysique personnelle. Pas une lumière qui n'ait sa part égale d'ombre, pas une parole, pas un geste qui ne s'accompagne de leur contraire. Rien de commun avec l'hypocrisie vulgaire et contrainte des politiciens ordinaires en quête de majorité ; chez les Peron, on pratique la confusion des contraires avec passion, avec âpreté, comme porté par une mission. Le soupçon nous vient souvent que ces menteurs monstrueux sont sincères.Juan Peron est plus simple. Il est désert comme un paysage de Patagonie. Seuls l'habitent la soif du pouvoir et la ruse. Il est démagogue par défaut, macho par obligation, fasciste par imitation, rassembleur par amorphisme. Eva emplit cette outre vide de tous ses vents antagonistes. Avec elle, on passe d'une seconde à l'autre de la Mère Ubu à la pasionaria de l'apôtre de la charité à la croqueuse de diamants, de l'épouse dévouée jusqu'au martyre à la cavale calculatrice, de la folle générosité aux comptes en Suisse, de l'amour exalté pour les pauvres à la pâmoison pour les honneurs et les colifichets. Elle est admirable, épouvantable, narcissique, enthousiaste, glacée, virginale et corrompue. Elle est sentimentale et canaille comme Borgès disait que l'était le tango.Assis sur le siège d'un scenic railway qui le propulse des bas-fonds aux sommets et du ciel pur aux égouts, le biographe ordinaire et honnête rend son tablier. Il n'y comprend rien ; il est entré dans un monde où un plus un font tout sauf deux. Alicia Dujovne-Ortiz se lance à l'assaut du mystère Eva en l'attaquant simultanément sur trois faces : comme femme, comme Argentine et comme romancière. Elle ne prend pas son sujet avec des pincettes, elle ne l'épingle pas comme un papillon, elle ne l'autopsie pas : elle fait corps avec lui. Elle détruit la statue, sans ménagement, mais pour mieux retrouver ce qui palpitait, souffrait, désirait, loin sous le masque, dans les profondeurs de la chair haïe et sublimée. Ce corps occupe un espace et un temps, des paysages et une histoire. Evita et le culte d'Evita, sa ferveur et ses mascarades demeurent incompréhensibles si l'on s'obstine à mesurer la réalité de l'Argentine à l'aune de nos critères européens. Il est d'autant plus difficile de se débarrasser de cette habitude que l'Argentine se donne aussi l'illusion d'être européenne. Alicia Dujovne-Ortiz ne nous fait pas un cours sur l'étrange et nocturne identité argentine, elle nous la donne à entendre, à sentir. On en touche la raideur et les mollesses, on en devine le bouillonnement qui s'épuise dans l'inertie ; on voit le vide, l'absence, la nostalgie s'installer au coeur même d'une culture qui semble se noyer dans la surabondance de ses origines.Pour dire cela, ces corps, ces âmes, ces frontières incertaines, ces peuples subjugués, ce culte à Evita qui n'a jamais cessé d'être volontaire même lorsqu'il était obligatoire, il fallait une véritable romancière, quelqu'un qui éclaire la fiction par la fiction. Alicia Dujovne-Ortiz possède un grand avantage sur les historiens : elle ne se croit pas obligée à la cohérence. Elle sait qu'un lâche peut aussi être courageux, que charité bien ordonnée commence, parfois, par soi-même, que l'on peut détester les hommes et adorer l'idée qu'on se fait de l'un d'entre eux, que l'on peut pousser le mensonge jusqu'au don de soi. Elle comprend comment un peuple peut s'offrir quand il croit qu'on s'offre à lui et même quand il n'y croit plus. Elle n'est ni la dupe d'Evita, ni son thuriféraire, ni son exécutrice. Savoir si elle est « pour » ou « contre » Eva Peron est une question oiseuse : la sainte et l'ogresse sont mortes le même jour de juillet 1952. Reste une image faite de milliers d'images superposées et qu'un écrivain, magnifiquement, interroge.On pourrait aussi dire qu'Alicia Dujovne-Ortiz ne cherche à répondre qu'à une seule question : pourquoi, lorsqu'elle avait douze ans, à la mort d'Evita, s'est-elle enfermée dans sa chambre pour cacher ses pleurs, alors que son père, militant communiste avait été jeté dans les cachots de Peron ? C'est dire que pour elle ce livre était nécessaire. Celui que Gino Nebiolo consacre aux aventures posthumes de la madone des descamisados n'est que divertissant. Bon divertissement au demeurant. Nebiolo, qui est journaliste, s'est choisi un sujet en or : les vingt-quatre années pendant lesquelles le cercueil contenant le corps momifié d'Eva se promena incognito à travers le monde, avant que l'ancienne starlette ne trouve un lieu de repos réputé définitif sous un faux nom comme il se doit. Rien n'est vraisemblable dans ces tribulations, et tout est vrai. On y voit un embaumeur tomber amoureux fou du cadavre qu'il naturalise, des services secrets se repasser le corps d'Eva comme on se repasse le valet de pique dans une partie de pouilleux, des escrocs, des spirites, des barbouzes du Vatican, des péronistes nazis qui massacrent des péronistes guévaristes, une nouvelle Mm Peron qui voudrait se faire greffer l'âme de l'ancienne, des banquiers et d'anciens SS qui tournent comme des vautours autoeur du trésor des Peron, qui est peut-être aussi celui de Martin Bormann sauvé des décombres du III Reich. C'est un festival de fantastique macabre, une parodie d'Helzapoppin et l'apothéose de la nécrophilie argentine.L'erreur de Nebiolo est d'avoir choisi de faire un roman de cette histoire. Les quelques éléments de fiction qu'il ajoute à la réalité affaiblissent le récit. Ce sont des corps étrangers et sans mystère. Pour raconter Le Dernier Tango d'Evita, il aurait fallu Adolfo Bioy Casarès, Juan José Saer, Roberto Artl ou Alicia Dujovne-Ortiz, des écrivains. Ils ne se seraient pas donné la peine d'inventer des choses, seulement d'écrire cette folie. Et ce respect des faits aurait été infiniment plus romanesque que ce roman qui n'est qu'une mise en fiction, une traduction adroite et plate.
PIERRE LEPAPE
source: www.alapage.com
Derniers commentaires
→ plus de commentaires