Ernesto Sabato Dans un monde d'apocalypse,l 'enfer des âmes
Ernesto Sabato, monument de la littérature de langue espagnole, au soir de sa vie, écrit en toute lucidité Avant la fin, mémoires d'un vrai pessimiste et d'un authentique combattant des causes qui apportent à l'homme quelques raisons d'espérer.
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement (La Rochefoucauld)
En 1935, sous la dictature du general Uriburu, l'Argentin Ernesto Sabato, alors dirigeant des Jeunesses communistes, est envoyé au Congrès contre le fascisme et la guerre, à Bruxelles... Puis il devra rejoindre l'Union sovietique pour y étudier le marxisme. Apprenant les crimes du stalinisme, il fuit la Belgique et gagne la France. Il a vingt-quatre ans. Deuxième rupture fondamentale : en 1938, Sabato, jeune et brillant chercheur promis à un bel avenir, travaille à Paris. Mais un jour, au grand mécontentement de ses maîtres, il abandonne la physique pour la littérature. Ami de Tristan Tzara, Benjamin Péret, André Breton, des peintres Wilfredo Lam, Matta, et surtout Oscar Dominguez, il s'interroge sur l'inconscient, sur les pulsions aveugles et terribles qui de tout temps gouvernent les hommes, partagent les jeux et les nuits fievreuses des surréalistes... "C'est mon côté Mister Hyde", déclare t-il dans ses mémoires (1). Le lendemain, au laboratoire Curie, il reprend le visage – quelque peu fatigué, il est vrai – du savant docteur Jekyll. C'est que la raison raisonnante, si elle révèle le monde adamantin des formules mathématiques, échoue à explorer les abysses de la conscience. Voici, selon ses mémoires, ce qu'il ressentit quand un professeur du secondaire lui eut démontré son premier théorème : "Je suis tombé en admiration devant cet univers parfait et limpide. Je ne savais pas encore que j'avais découvert le monde platonicien, étranger aux horreurs de la condition humaine..."
Après la chute du mur de Berlin et la dislocation de l'Union sovietique, le capitalisme règne sans partage. Mais de l'homme, plongé dans sa solitude foncière, toujours en proie à une terrible crise, de civilisation, il semble qu'il n'y ait rien à attendre : "Parfois – dit Pablo Castel, dans le Tunnel (Gallimard), – il me semble que rien n'a de sens. Sur une planète minuscule qui se precipite au néant depuis des millions d'années, nous naissons dans la douleur, nous grandissons, nous luttons, nous tombons malades, nous souffrons, nous causons de la souffrance, nous crions, nous mourons : les uns meurent et d'autres naissent afin que recommence la comédie inutile." (2) Et puis il y a l'exploitation, la misère, la torture, les guerres, les dictatures "de droite et de gauche" dont celles de son propre pays, martyrisé, ravagé et vendu, tout ce que cet homme épris de vérité, de justice et d'absolu ne saurait tolérer.
Catharsis
Avec les camps de concentration et Hiroshima, l'horreur est à son comble. De ce noeud de tensions et d'angoisses, de colère et de peurs, d'espoir aussi, peut-être, surgit la grande trilogie romanesque d'Ernesto Sabato : El Tunel (1948, le Tunnel), Sobre héroes y tumbas (1961, Héros et tombes) et Abaddon el exterminator (1974, l'Ange des ténèbres). Ce que Sabato cherche désespérement, c'est la vérité, la profondeur et la richesse contradictoire du réel dans sa totalité. "Esprit religieux" (1) en fin de compte, il pense que l'artiste, être foncièrement hypersensible, souffre pour tous, assume une fonction cathartique utile à la sociétéOù Sabato trouve-t-il la matière de son oeuvre ? D'abord dans son coeur tourmenté. Il aime à rapeler le mot de Flaubert : "Madame Bovary, c'est moi." Car le diabolique, le maléfique Fernando de Héros et tombes, l'auteur du célèbre Rapport sur les aveugles, c'est lui. Alejandra, la maîtresse ?, et la fille, de Fernando, l'imprévisible, l'énigmatique Alejandra, travaillée par des "forces ténébreuses" et tourmentée par le remords ("Je suis une ordure", dit-elle durement au malheureux Martín, son amoureux) reflète aussi sa face d'ombre. Martín, et Bruno, contemplatif et généreux, sa face de lumière.
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