Avec la parution de deux livres d'Alan Pauls un brillant essai sur l'incontournable Borges et un court roman drôle et farfelu c'est un mini-manuel de littérature argentine qui est mis à notre disposition. Ou comment transformer l'écriture en un immense terrain de jeu.
Trois grandes voix dominent l'Argentine du XXe siècle : celle de Gardel le célèbre chanteur de tango , celle de Perón et sa femme Eva, et celle de Borges. Être écrivain argentin aujourd'hui, c'est d'abord se positionner face à la figure tutélaire de ce maître en littérature, qui représente bien plus qu'une écriture : quasiment une langue maternelle. Ceux qui choisissent de faire fi de cet héritage doivent prendre leur courage à deux mains pour tenter d'inventer une autre langue qui, quoi qu'ils fassent, s'inscrira à l'intérieur de celle-ci.Tout le monde se souvient de l'intonation borgésienne, lui qui écrivait " à l'oreille " (sa cécité croissante lui imposant de dicter ses textes à sa mère), et de cette image mythique : Borges, comme statufié vivant, les deux mains appuyées sur le pommeau de sa canne, le regard aveugle perdu au loin, au-delà des choses tel qu'il apparaît sur la couverture du livre que lui consacre Alan Pauls, Le Facteur Borges. Voilà juste vingt ans que Borges a quitté pour de bon la réalité. Tout le monde l'a vu, tout le monde l'a entendu, mais qui l'a lu ? Taxés d'érudits et de complexes, les écrits de Borges défient le lecteur, qui tourne souvent autour sans oser s'y plonger. On l'a jugé pédant, fermé sur lui-même, on l'a traité de rat de bibliothèque étalant fièrement son érudition dans des " récits intoxiqués de citations, littérature née de la littérature, arguments précis comme des horloges, nouvelles qui semblent de mini-encyclopédies... " C'est à ce Borges distant, perfectionniste, durement critiqué par des écrivains comme Sabato et Castillo, qu'Alan Pauls rend d'une main de maître toute son humanité. Dans cet essai clair et énergique, d'une intelligence toute intuitive, il démonte en bloc les reproches des détracteurs. " Toute l'énergie investie à démontrer comment Borges, en déployant son érudition, éloigne la littérature du lecteur, du public, du "peuple", ne devrait-elle pas être réinvestie dans une démonstration précisément inverse : montrer comment Borges essaie toujours de s'approcher, comment il invente des techniques de reproduction, de nouvelles façons de traduire, des canaux de transmission inédits, des formes de diffusion et de divulgation d'un capital de savoir qu'il ne considère même pas comme sien ? " Alan Pauls raconte à merveille ceci : Borges ne consultait pas les encyclopédies, il les lisait. À partir de là, c'est un univers qui s'ouvre, puisque le mode de fonctionnement de Borges était tout entier encyclopédique : recouper, copier-coller des histoires et des faits qui jamais n'auraient dû se croiser, comme deux entrées placées côte à côte dans un dictionnaire par le seul miracle de l'ordre alphabétique, et dont le rapprochement constitue potentiellement l'ouverture secrète sur un monde parallèle. Explorer. Ce que Borges aurait emporté sur une île déserte ? Une encyclopédie, bien sûr, car ce faisant il aurait emporté avec lui le reste du monde : " à cause de son exhaustivité, de sa portée, de sa capacité d'absorption et d'expansion, elle pourrait être le Livre des Livres, une sorte de Somme culturelle païenne ". Ce que produit Borges en utilisant tout ce qu'il glane de ses lectures, c'est une " prodigieuse illusion de savoir " ; ce qui l'anime, une curiosité folle jamais rassasiée, la volonté éperdue d'embrasser l'intégralité du monde en un seul regard. L'encyclopédie est ce qui s'approche le plus de l'Aleph. Alan Pauls est professeur de théorie littéraire, scénariste, traducteur, critique de cinéma, journaliste. Loin des essais universitaires et ennuyeux, il rend ici magnifiquement compte de la démarche littéraire de Borges, ce jeu qui défie les notions établies du temps, de l'espace, du savoir, de la réalité et de la fiction. Avec un plaisir communicatif, il brosse les traits majeurs de ce grand mystificateur1, qui alla jusqu'à mentir sur sa date de naissance, déformant 1899 en 1900, pour le simple bonheur d'être né avec le siècle. C'est un exemple typique de ruse borgésienne : " une intervention sur le passé, la preuve domestique que le temps, loin d'être une flèche irréversible, est au contraire fait de plis et de replis, d'anachronismes et de petits miracles rétrospectifs ". Les éléments biographiques trouvent subtilement leur place, comme l'évocation de la bibliothèque paternelle : sur les rayonnages, Huckleberry Finn de Mark Twain, Les Premiers Hommes sur la lune de H. G. Wells, les nouvelles et poèmes de Poe, L'Île au trésor, Dickens, Don Quichotte, Lewis Carroll, les Mille et Une Nuits, la poésie de Shelley et Keats... Autant d'indices pour pénétrer l'univers de cet homme qui sacrifia à la lecture le peu de capacités visuelles qui lui restaient.Dans sa tentative pour " identifier la propriété, l'empreinte digitale, la molécule qui fait que Borges est Borges ", Alan Pauls ne néglige pas non plus les aspects moins séduisants du personnage, ce Borges réactionnaire et grand bourgeois, opposé au péronisme. Mais, dit-il, rien n'est en inadéquation : plus que réactionnaire, Borges est anachronique. Il a de sérieux problèmes avec la contemporanéité. Pour lui, son écriture est plus révolutionnaire que celle de tant d'écrivains " de gauche "... La structure du livre ressemble à celle des textes de Borges, où les notes de bas de page qui reprennent et illustrent des concepts clés ont autant d'importance que le reste : dans un livre, il n'y a pas d'éléments centraux ou secondaires. Car " il n'est nul livre qui ne préexiste à l'expérience de sa lecture, dit Borges. C'est l'événement lecture qui fabrique le livre ". Borges a appris aux écrivains argentins à lire plus qu'à écrire. Et Alan Pauls nous apprend à oser lire Borges comme il doit être lu, en replaçant le rire au coeur de l'écriture, " un rire qui nous enlève et nous transporte en un lieu hors de la pensée ". On raconte qu'avec son complice Bioy Casares, Borges s'enfermait des journées entières pour écrire, et qu'on entendait fuser les fous rires au travers de la porte...
" J'ai une passion ou une faiblesse (...). Tous mes romans se terminent par des extases sexuelles ou criminelles. "
Sans doute Alan Pauls a-t-il reçu en héritage ce goût pour la farce et l'humour. Même s'il se défend d'écrire des livres borgésiens, lui aussi s'amuse en littérature. Son roman Wasabi est un objet étrange, biscornu et drôle. Le narrateur, jeune écrivain, est reçu en résidence à Saint-Nazaire2. Il se réjouit de ce séjour, qu'il espère touristique, en compagnie de sa femme. Mais une excroissance apparaît sur sa nuque et prend rapidement des proportions inquiétantes. On lui prescrit une pommade homéopathique au goût de wasabi (moutarde japonaise) dont les effets secondaires vont s'avérer puissants : il projette d'assassiner l'écrivain Klossowski, sa femme le quitte pour Londres, et cette folle histoire se termine en queue de poisson. " J'ai une passion, ou une faiblesse, avoue Alan Pauls, pour les dénouements scatologiques. Tous mes romans se terminent par des extases sexuelles ou criminelles. "Ce court récit ne propose qu'un aperçu des qualités de romancier d'Alan Pauls. Son dernier roman, Le Passé (Christian Bourgois, 2005) est sans doute plus représentatif. Il perpétue la tradition référentielle des grands auteurs sud-américains, avec ses 658 pages et ses clins d'oeil du côté de Proust. Lors de l'attribution du prix Herralde (prestigieux prix espagnol) à ce livre en 2003, Rodrigo Fresán avait dû démentir la rumeur selon laquelle Alan Pauls serait le fruit de l'imagination de Roberto Bolaño et son acolyte Enrique Vila-Matas deux grands adeptes de la mystification et du jeu littéraire. Mais Alan Pauls existe bel et bien, il a la cinquantaine, le cheveu grisonnant, et s'il se place en littérature dans le triangle d'or composé par Bolaño, Vila-Matas et Fresán, cela laisse augurer de son talent. Autoréférentielle, déjantée, brouillant les identités, la littérature sud-américaine ouvre les portes en grand, sans craindre les courants d'air et quitte à faire tout valdinguer. On ne suit pas toujours, on comprend rarement où on va, on est renvoyé à d'autres textes (c'est Alan Pauls qui a écrit la préface du Mantra de Fresán cf. Lmda N°78 dans lequel Bolaño lui-même apparaît comme personnage, etc.), à d'autres cultures, on se perd entre réalité et science-fiction, tout cela avec une bonne dose de bonne humeur. Est-ce cela qui différencie le mieux les écrivains sud-américains de nos auteurs français : la bonne humeur ?
source: http://www.lmda.net
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