Le Monde DES LIVRES
Le sexe de l’écrivain
Article paru dans l’édition du 29.10.04
D’où naissent les écrivains ? Comme tout le monde : du sexe et de l’amour ; de l’amour du sexe. Pour saisir toute la portée de cette évidence et remonter jusqu’à sa source perdue, sa matrice pour ainsi dire, Santiago H. Amigorena s’est pris lui-même comme objet d’étude (1). Le Premier Amour raconte donc, à la première personne, cette naissance à la fois très commune et singulière qui fait qu’un homme ordinaire, un pékin comme vous et moi, se reconnaît un jour, se veut, écrivain. Notons que ce livre vient après les trois premiers volumes - publiés depuis 1998 chez POL - de l’une des plus étonnantes entreprises autobiographiques de ces dernières années. Entreprise dont il serait temps d’évaluer comme elle le mérite à la fois l’originalité, la rigueur et l’ambition. « J’écris en te gardant sur le bout de ma langue. » Au temps de son adolescence, dans les années 1980-1981, à Paris, Santiago Amigorena, argentin d’origine, a fait l’expérience de cette proximité qui attache ensemble le sexe et l’écriture, l’écrivain et le sexe. Mais pas n’importe comment…
A cette époque donc, Amigorena, qui a 17 ans, se retrouve seul garçon dans une classe de terminale du lycée Fénelon à Paris, parmi une trentaine de filles. Situation rêvée, ou cauchemardesque, c’est selon. Pour ce jeune homme séduisant, cultivé et passablement mutique, c’est la première hypothèse qui prévaut. De cette séduction, de ses avantages et du narcissisme qui en découle, l’auteur parle justement, sans forfanterie, avec une ironie souvent drolatique. Philippine sera le nom de ce « premier amour » qui, avant de se déliter à la fin du livre, dans « ces jours précis du mois de mai de la rose année 1981 », connaîtra une grande incandescence érotique et amoureuse.
Cette éducation sentimentale ne serait que banale si le narrateur n’associait à sa manière - outrée, maniaque, intarissable, magnifique - la pratique de l’écriture et celle de l’amour. Mais plus que d’association, c’est d’identité et de confusion qu’il faut parler. Animal sexuel et dactylographe, Amigorena conçoit le corps de sa compagne comme une immense feuille blanche sur laquelle incessamment s’écrit le verbe interminable, le tempétueux poème, et les calligrammes de son désir. Le fonctionnement et la vélocité de cette surprenante machine textuelle et sexuelle mériteraient une plus ample analyse. Pour l’heure, insistons simplement sur le plaisir jubilatoire que le lecteur tirera de ce livre. Mais la fête n’est pas de simple gaudriole, et ce projet « d’une joie qui n’a jamais de fin » rencontre fatalement sa limite, sa mort. Alors que l’écriture, elle, continue toujours.
Tout écrit autobiographique qui ne témoigne pas de démesure, qui se contente de mimer, en plus pauvre, la vie distille vite l’ennui. Seule cette folie, et ce quelque chose qui, paradoxalement, ressemble à l’oubli de soi, sauve le désir de se raconter soi-même. Santiago H. Amigorena a, lui, trouvé son salut.
Patrick Kéchichian
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