« Chère Patagonie » : entre western et quête d’identité, une sublime BD venue d’Argentine
Aurélie Champagne | Journaliste
L’auteur de BD argentin Jorge Gonzalez ressemble à son dernier livre, « Chère Patagonie ». Ils ont en commun une sorte de désordre d’où sourdent des sens cachés, des croyances ancestrales et une grande profondeur.
« Avec cette bande dessinée, j’ai essayé de comprendre d’où je viens, ma place en Argentine et l’histoire de mon pays. C’était une urgence personnelle. Ma précédente BD “ Bandonéon ” parlait d’immigration, de tango et des politiques en Argentine au XIXe siècle. »
Chroniques de la conquête du désert
« Chère Patagonie » est l’une des plus belles BD sorties cette année. Ce roman graphique bordélique, aux accents westerns, sillonne les vastes plaines argentines, sur plusieurs générations et exhume une histoire souvent méconnue du lecteur français : la conquête du désert.
« Au début du XIXe siècle, l’Argentine a eu besoin de se créer comme un état politique et elle a fait ça sur le modèle européen, en particulier britannique.
Les colons se sont imposés par la force : ils ont repoussé les peuples indigènes, les ont exploités et donné leurs terres à des propriétaires argentins. »
« C’est principalement autour du commerce de la laine que s’est organisée cette conquête. Les nouveaux grands propriétaires terriens engageaient des gens pour tuer les Indiens ou dans le meilleur des cas, les asservir, les envoyer dans des réserves ou des asiles. La plupart du temps, ils y mouraient. Ou mouraient de froid ou de maladie dans les vêtements à l’occidental qu’on leur donnait.
A la fin du XIXe siècle, tout était terminé. Les Indiens étaient sous contrôle. Ceux qui subsistaient avaient l’interdiction de parler leur langue. Les indigènes ont fini par intérioriser leur culture. Puis ils en ont eu honte. Ils se sont mis à cacher leur identité, à la refouler dans l’alcool, puis à l’oublier. »
Un récit à plusieurs voix
« José Munoz, Horacio Altuna, Juan Gimenez ou l’Uruguayen Alberto Breccia sont des pères, des maîtres visuels pour moi. Ils ont d’ailleurs fait carrière en Europe. L’Argentine fabrique beaucoup d’auteurs mais n’a pas d’industrie.
Il y a des petits éditeurs qui font de gros efforts sans moyen ni visibilité. Tous les grands auteurs argentins travaillent avec la France ou les Etats-Unis. En Argentine, mon travail est peu connu, en dehors d’un petit groupe d’auteurs-amis. Parmi eux se trouventLiniers, Juan Saenz Valiente, Edgar Cariosa ou Tute. »
Des pans entiers du scénario sont parfois délégués à des témoins, des descendants d’indigènes, de colons, amis d’opposants politiques : ces récits en incise et une annexe achèvent d’ancrer la bande dessinée dans le témoignage et le récit historique.
Malgré les pages ultraviolentes qui composent cette histoire, les massacres sont finalement peu représentés dans « Chère Patagonie ».
« La dimension politique et sociale dans cette histoire sont importantes mais pour moi, il s’agissait surtout de raconter la manière dont l’immensité, l’espace, influent sur le destin des indigènes et des colons.
Sur cette image, par exemple, c’est ça : comment la Patagonie confronte l’homme à l’espace. »
Peinture et accumulation sur la page
Le dessin puise, dans cette confrontation de l’homme à l’espace, une force sidérante. Il y a, dans les ciels opaques et les ambiances vaporeuses de l’Argentin comme un cousinage avec la peinture romantique allemande du XIXe siècle, et même certaines toiles de Caspar David Friedrich, comme « Le Moine près de la mer ».
Le découpage séquentiel propre à la bande dessinée s’affranchit d’un tas de conventions propres au genre et s’encanaille du côté de l’aquarelle et de la peinture acrylique.
« Les planches sont peintes avec des pastels gras, et de la peinture à l’huile sur une base de crayon. Ensuite, pour la composition, je regarde ma page, je réfléchis à une image et au temps que je vais passer sur la page. C’est ce rapport au temps que j’essaie de trouver.
Je dessine l’histoire en suivant la chronologie, puis je vais et reviens sur différentes pages : j’avance et reprends chaque image, sans rien intellectualiser, jusqu’à ce que l’image m’aille. Je cherche juste à transmettre l’état hypnotique dans lequel je suis quand je me mets à raconter une chose. »
La Patagonie perd la mémoire
L’histoire se déroule sur plusieurs décennies. Les personnages vieillissent au fil des pages et « l’histoire de la Patagonie se complexifie ».
« Elle adopte aussi une dimension plus absurde et plus exaspérée. Par exemple, dans la bande dessinée, j’ai semé une relation plus ou moins visible entre la première page...
... et celle-ci. »
« Elles se répondent, s’inscrivent dans un même mouvement circulaire. La seconde a une dimension plus absurde, parce qu’entretemps, la Patagonie a été pervertie, en un sens.
On a ce personnage, descendant d’indigène, qui erre sans plus savoir qui il est. Il s’est perdu en route, sa mémoire se fragmente. Il cherche des morceaux de lui dans cette réserve d’Indiens mapuches. »
« Il tente de retrouver les traces de son passé indigène, tente de pêcher, de chasser, mais rien... il a tout oublié, tout perdu. »
Au final, Jorge Gonzalez dessine des personnages sur le point de disparaître. Ils traînent leur présence fantomatique au fil des chapitres. La remarque arrête un instant l’auteur, puis il tourne les pages du livre, s’arrête et conclut sur la composition.
source: http://www.rue89.com/rue89-culture/2012/10/09/chere-patagonie-entre-western-et-quete-didentite-une-sublime-bd-venue« Vous voyez, sur cette page, en haut c’est de la peinture. Il y a aussi un travail au crayon puis je passe tout au sépia. Ensuite, j’ai scanné et dupliqué la page sur Photoshop. Je ne gomme quasiment pas, mais je retravaille et j’ajoute. Ça permet de ne rien faire disparaître et de faire apparaître des trames, des matières.
Je n’aime pas nettoyer, je préfère jouer avec les erreurs. Il y a presque une analogie entre la manière dont j’accumule sur la page et le fonctionnement de la mémoire. »
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