Diego Vecchio, l’hypocondriaque inspiré
L’hypocondrie peut-elle être source d’inspiration ? Si Argan ne semble pas avoir enfanté beaucoup d’autres malades imaginaires en littérature (peut-être parce que le personnage de Molière en serait la figure indépassable), nombreux sont les écrivains qui auraient souffert de cette tendance à se sentir la proie de tous les maux et de tous les microbes. Thomas de Quincey, Jean-Jacques Rousseau, Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire, Emile Zola, Romain Gary et Henri Michaux seraient de ceux-là… Pathologie qui leur a été le plus souvent attribuée sans qu’ils ne daignent le faire eux-mêmes, preuve peut-être du bien-fondé de cette remarque de Paolo Repetti (auteur d’un savoureux Journal d’un hypocondriaque)
«La seule maladie dont un hypocondriaque ne peut accepter d’être atteint est l’hypocondrie. Il serait alors obligé d’accepter le caractère illusoire de toutes les autres»
Quant à savoir quel poids ce travers, si tant est qu’il soit avéré, a pu jouer dans le travail créatif de ces écrivains, la tâche est plus ardue…
Avec Diego Vecchio, jeune et brillant écrivain argentin, les choses sont plus claires. Sur un site consacré aux écrivains de son pays traduits en français, il se présente sobrement comme un membre de la caste des malades perpétuels et semble en pleine possession de son hypocondrie, pathologie qu’il considère comme l’ «une des formes les plus puissantes de l’imagination ».
A preuve, Microbes, recueil de neuf nouvelles qui vient de paraître chez l’Arbre Vengeur dans une traduction de Denis Amutio. Si les personnages de ces histoires ne sont pas tous des malades imaginaires, ils ont tous affaire au monde insondable de la maladie, de l’infection, de l’épidémie et le leurs avatars. Anorexie, tabagie, migraine, ténia échinocoque et morbo galicus sont quelques unes des denrées providentielles dont se nourrissent les nouvelles de Vecchio. Malgré l’impressionnante érudition scientifique et médicale repérable dans ces textes, on est aux antipodes d’une littérature réaliste qui mettrait en scène la maladie pour elle-même. Humour, fantastique et dérision sont au contraire les maîtres mots de cet opus original aux vertus homéopathiques…
Madame Kristensen découvre les vertus curatives de la littérature. Pour chaque maladie pouvant affecter un enfant, elle met au point un conte aux effets appropriés. Elle inonde ainsi les librairies de «Contes pour enfants atteints de rougeole», «Contes pour enfants atteins d’angine rouge», «Contes pour enfants atteints de diphtérie», «Contes pour enfants atteints d’otite aiguë», …
Mais cette belle histoire finit mal car dans sa généreuse prévoyance elle omet de prémunir sa progéniture d’un «Conte pour les enfants atteints de la tuberculose»… Comble d’ironie, la famille est alors inexorablement décimée. Et voici comment l’on meurt en famille chez Diego Vecchio :
« Solvej succomba d’abord. Ensuite, Karen. Après, Asløg. Suivis, sans qu’ils n’y puissent rien, par le petit Niels. Ils tombèrent l’un après l’autre, inexorablement, ainsi que des flocons de neige : kof, kof, kof. »
Madame Kristensen ne sortira pas non plus indemne de cette expérience puisque sa «frénésie productive finit, bien entendu par épuiser son système immunitaire»… Parabole discrète de l’écrivain autophage qui ne donne aux autres que ce qu’il s’enlève à lui-même.
Joshua Lynn est un écrivain de science fiction à succès, inventeur alerte d’uchronies très prisées des lecteurs. Ce succès l’entraîne sur la voie d’une vie mondaine qui elle-même le pousse à la consommation de tabac, substance dont il ne peut bientôt plus se passer pour travailler… Cette addiction n’est pas sans effet sur les histoires qu’il invente. Dans l’un de ses récits, le Docteur Curtis, personnage qui est un double de son auteur, part en expédition dans l’Egypte d’Akhenaton. Au cours de cette expédition il laisse malencontreusement tomber une brise de tabac hollandais sur le sol en bourrant sa pipe. Une plante inconnue prend alors pied sur les rives antiques du Nil et le tabac fait son apparition bien avant sa découverte historique par Christophe Colomb sur le continent américain… Les conséquences de cet incident sur la chaîne des événements seront au moins aussi importantes que celles de la mort accidentelle du papillon préhistorique survenant dans Un coup de tonnerre, la célèbre nouvelle de Bradbury… A cette différence près que cette consommation prématurée de tabac par les humains n’est source que de bonifications dans la fiction de Joshua Lynn… Quelques reproches historico-éthiques au sujet de ce récit lui vaudront un passage aux oubliettes avant qu’il ne se rachète par une uchronie diamétralement opposée et plus politiquement correcte : Christophe Colomb suite à une erreur de cap, manque l’Amérique et le tabac n’entrera jamais en Europe… Mais pendant tout ce temps l’écrivain se débat avec la nicotine sans parvenir à s’en déprendre, d’où le procès qu’il intentera à la Southern Tobacco Company et par lequel s’ouvrait la nouvelle de Vecchio.
Le jour de ses dix-huit ans, Roderick Glover, jeune néo-zélandais féru de littérature grecque voit enfin son rêve se réaliser. Ses parents lui offrent une bourse d’études à Oxford. Mais son arrivée sur le vieux continent lui occasionne une telle émotion qu’il devient sujet à de violentes migraines. L’image prend le pas sur le réalité et cette «pulsation térébrante» se traduit par l’apparition d’une cohorte de fourmis qui s’extirpent de son crâne par tous les orifices de son visage :
«Lorsqu’il voulut se ressaisir, son corps était couvert de fourmis, qui étaient sorties non seulement de ses yeux, mais aussi de ses oreilles, de son nez, de sa bouche, une par une, à la queue leu leu, sans trêve, agitant leurs pattes et leurs antennes, ouvrant et fermant leurs mandibules, transportant sur un brancard reines, nymphes et chrysalides.»
L’helléniste migraineux découvre peu à peu, après avoir suivi de nombreuses autres pistes, que seul l’effort intellectuel, et donc en ce qui le concerne, la traduction des textes grecs, peut le soulager de ces «dévissements». Car pour le narrateur cela ne fait pas de doute, la mise en branle des méninges a des vertus apaisantes :
«C’est ainsi que prier équivaut à 10 mg de paracétamol. Compter jusqu’à cent, 50 mg. Imaginer une histoire, à 750 mg. Traduire, à 275 mg.»
Roderick Glover devient un traducteur hors pair et se voit confier des travaux de plus en plus pointus par ses professeurs. Un jour, pourtant, il bloque sur la traduction d’ Hémorroïdes, imposant traité d’Hippocrate que personne n’a encore réussi à traduire correctement et que vient de lui confier Mr Hartley. C’est alors que la nouvelle bascule dans une nouvelle dimension : Roderick, sujet à quelques phénomènes paranormaux, découvre peu à peu qu’Hippocrate, par toute une série de subterfuges, vient lui prêter main forte… Mais tout se paie, et le père de la médecine monnaie ainsi l’usufruit de quelques parties du corps de Roderick, afin de permettre à «certains esprits amis nostalgiques des joies et des peines terrestres» de jouir d’une réincarnation partielle, qui dans le coccyx, qui dans l’os temporal, … Monsieur Hartley est bientôt mis au courant et il se lance à son tour dans ces singulières transactions. Plus gourmand encore que son étudiant, il troque à Hippocrate de nombreux traités perdus… Ganglions lymphatiques contre son plexus hemorroïdal, Orthopédie dento-faciale contre ses intestins. Murmures vésiculaires contre son œsophage et son estomac… Le phénomène se répand et prend un tour inquiétant dans les milieux universitaires. On ne compte plus les cas où d’éminents savants se dépossèdent de telle ou telle partie de leur corps contre une précieuse information d’outre-tombe. Entre autres exemples (mais Diego Vecchio nous en offre quelques autres encore plus truculents…) :
«Pour un dialogue avec Virgile, William Gladstone du St. Paul College avait perdu tous ses organes, à l’exception du nerf trifacial »
Nouvelles traductions et œuvres posthumes vont peu à peu emplir les bibliothèques, ce qui finit par éveiller l’attention des autorités. La “Society for Psychological Research” finit par découvrir le pot-aux-roses et mettre un terme à cette pratique culturelle aliénante… Mais le coup est parti et Roderick Glover, de retour en Nouvelle-Zélande, fonde la «Société de Recherche paralittéraire» et développe, au prix que l’on devine, une bibliothèque qui accueillera de nombreuses littératures définitivement perdues…
Voici brièvement résumées, quelques unes des histoires qui attendent le lecteur de Microbes.
On y trouvera encore une jeune japonaise anorexique qui reprend un temps appétit grâce aux «bonbons shôga», durs et insipides, qu’elle ne dévore en série que pour le plaisir de lire la petite phrase inscrite à l’intérieur du papier qui les enveloppe ; un professeur français obsédé par la quête de l’introuvable microbe dit «de la fièvre espagnole des bordels» et qui finira absorbé par le monde des microns et changé en énergie subatomique ; une demoiselle hongroise devenue criminelle et pyromane en raison du gigantesque complot qui s’ourdit contre elle dans le monde floral ; des vampires argentins qui détectent la composition du sang de leurs victimes et leur appliquent des morsures sélectives, bénéfiques à leur équilibre hépatique ; un brave allemand au cerveau de laitue ; deux sœurs siamoises russes au(x) destin(s) tarabiscoté(s)… Voici encore quelques instantanés ou raccourcis des nouvelles de Vecchio, traversées de rebondissements, d’idées éclatantes ou saugrenues et toujours très drôles.
Diego Vecchio se promène avec un plaisir presque rabelaisien dans différents registres techniques – médecine, chimie, botanique, sans jamais nous ennuyer. Lexique ou éclairages scientifiques sont toujours placés au service d’une poésie pleine d’humour. Il déploie aussi souvent, au fil de ses récits, la prévenance obsessionnelle qui sied à tout hypocondriaque qui se respecte. Si vous avez oublié quelques-uns des méfaits du tabac, vous en retrouverez la liste exhaustive dans «L’homme au tabac», mais que les fumeurs se consolent, ces rappels toujours désagréables sont ici nettement mieux tournés que dans les campagnes de santé publique… Si vous voulez savoir quel festival microbien se déchaîne sur une pomme qui tombe par terre et le débarquement invisible qui s’ensuit dans l’organisme de l’homme qui mange cette même pomme sans l’avoir lavée, reportez-vous à un certain passage de «L’homme au dernier livre». La peur des microbes rime chez Vecchio avec plaisir des mots, à moins qu’il ne s’agisse-là d’un effet de conjuration…
La quête littéraire est d’ailleurs souvent aussi obsédante que celle de la solution médicale. Les nouvelles de Diego Vecchio – qui a au moins ce point commun avec Borges, sont elles-mêmes peuplées d’écrivains, de personnages littéraires, d’histoires inventées et d’inventeurs d’histoires… La littérature, sans cesse mise en scène, est toujours soupesée à sa capacité de faire face aux plus diverses avanies du corps : contes qui ont la vertu de guérir de la coqueluche ou de la diphtérie, fiction uchronique qui libère l’histoire de l’emprise du tabac, travail de traduction qui soulage de la migraine chronique, aphorismes étincelants qui rendent l’appétit aux adolescents anorexiques. Autant de tentatives qui, au bout du compte, redonnent chair à ce vieux fantasme de conjurer la mort par le pouvoir du langage.
Dans Microbes, ces tentatives sont pourtant le plus souvent vouées à l’échec, mais il n’est pas absurde de croire que le lecteur en tirera au passage quelques bénéfices plus immédiats…
Nous lui laissons donc le soin d’apprécier de quels maux le soulagera la lecture de ces neuf nouvelles requinquantes, pleines de trouvailles et d’élégance.
Frédéric Frioletti
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