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à propos 2 de "La vitesse des choses"

Par larouge • Frésan Rodrigo • Mardi 22/09/2009 • 0 commentaires  • Lu 1545 fois • Version imprimable

DANS LA PRESSE

« La Vitesse des choses », de Rodrigo Fresán : Fresán, histoires monstres

Si l’Argentin Rodrigo Fresán, à 45 ans, n’était pas déjà occupé à être un brillant écrivain, le métier de savant fou lui irait comme un gant. Car c’est, fondamentalement, un expérimentateur, un inventeur de « nouvelles qui se glissent à un bout du circuit, puis on appuie sur un interrupteur et on attend qu’elles ressurgissent de l’autre côté du laboratoire et... oui... elles réapparaissent, mais vous savez comment cela se passe : il suffit qu’elles croisent une mouche en chemin et... ». Ce scénario d’écriture donne un aperçu des nouvelles hybrides qui composent La Vitesse des choses, son cinquième ouvrage traduit en français. Avant qu’un unique narrateur ironiquement qualifié d’« ex-écrivain argentin mégafonctionnel et multiadaptable » ne vienne rassembler les quinze nouvelles de cet épais volume dans les dernières pages, elles éclatent en une variété de voix qui se reprennent et s’emboîtent, et de personnages qui se manipulent, s’inventent les uns les autres, s’entraident ou s’affrontent. De la jeune femme atteinte de fuite chronique au paléontologue en fin de course qui finira par se « consacrer exclusivement à la recherche et à l’identification de (ses) propres ossements », du parfait salaud finançant l’éclairage public pour saboter les couchers de soleil jusqu’au figurant de 2001 : l’odyssée de l’espace refusant de quitter son costume de singe, des trajectoires en complètent et détruisent d’autres grâce au montage rigoureux de ces situations limites. Qu’une histoire puisse dévier, se reformer au contact d’une autre et reste vive fournit le principe poétique de La Vitesse des choses et lui donne aussi sa forme évolutive. Car cet épais volume conçu en 1998 s’est lesté en dix ans de six nouvelles inédites à sa première publication, dont les belles et déroutantes « La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là » et « Histoires avec monstres. » Histoires monstres, donc, mais pas seulement à cause d’une prédilection de Fresán pour l’héritage de la science-fiction ou de la littérature fantastique, pour ses thèmes récurrents (mystérieuses amnésies ou cauchemars prophétiques, vies extraterrestres et virus planétaires) et son petit personnel de créatures qui hante l’imaginaire, sinon l’identité, de ses différents narrateurs. Histoires monstres, surtout, parce que le modèle a posteriori de ce livre, selon Fresán lui-même, doit beaucoup à l’esprit subversif et expérimental de cette littérature d’anticipation, entre autres celle de l’américain Kurt Vonnegut, icône de la contre-culture, inventant dans son grand roman Abattoir 5 des livres extraterrestres dépourvus « de suspense, de morale, de cause ni d’effet. Ce qui nous séduit dans nos livres, c’est le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément ». Tout comme dans Mantra, le livre suivant de Fresán, déjà publié en français (éd. Passage du Nord-Ouest, 2006), qui prenait comme sujet d’expérimentation la ville de Mexico, le récit tente d’aller au-delà de la lecture linéaire, pour condenser les images, les réitérer, les suspendre en une chute, en un tir, en un plongeon. Au-delà de ses digressions théoriques, c’est dans ce laboratoire que Fresán est réellement étonnant. Fabienne Dumontet

Le Monde des Livres, 9 janvier 2009

LA VITESSE DES CHOSES (LA VELOCIDAD DE LAS COSAS) de Rodrigo Fresán. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon. Ed. Passage du Nord-Ouest, 638 p., 25 €.

LIBÉRATION

L’invention de Fresán

L’écrivain argentin sort en France un livre sans point final, de récits, souvenirs…

Le 18 juillet 1963, tandis que naît à Buenos Aires Rodrigo Fresán, fils d’une psychanalyste et d’un publicitaire qui n’achèvera jamais le film d’avant-garde dont il rêvait, une réunion entre écrivains a lieu dans la même ville pour évoquer l’avenir de la prestigieuse revue Sur. Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares y assistent. L’ambiance paraît tendue. D’après Bioy (1), Borges ne comprend pas pourquoi la revue devrait s’ouvrir « aux communistes » et se moque de presque tout le monde. « J’en suis sorti si déprimé, dit-il le soir à Bioy, que j’ai raté ma conférence sur Chaucer. » Au même moment, à l’hôpital, Rodrigo Fresán est déclaré en état de mort clinique. On l’annonce aux parents, il y a une panne d’électricité, la mère s’évanouit, on laisse le cadavre du nouveau-né en paix. Mais il finit par se réveiller.

« Réalisme magique ». Vingt ans plus tard, sa mère lui apprend ce début dans la vie. « J’ai commencé par la fin », résume-t-il. C’est un homme pâle, brun, légèrement raide, d’une attention exagérément inquiète et qui ne sait pas rire de ses propres angoisses. Il vit avec sa femme et son fils, 2 ans, dans un splendide duplex au sommet d’une colline de Barcelone. Dans son bureau, un hublot spatial ouvre sur le vert et la brume. Il y a sur une table une photo de John Cheever, dont il vient d’éditer les nouvelles en espagnol. « Maintenant, ajoute-t-il, je suis à l’hémisphère de ma vie : l’enfance commence à acquérir la même texture que la mort. » L’une et l’autre envahissent ses livres, non comme sujets mais comme états. Le village vers lequel elles retournent se nomme toujours Canciones Tristes,« une farce de réalisme magique, en hommage à Faulkner et à Onetti ». Sa base réelle a un autre nom et se trouve en Patagonie. Un grand-père tenait là-bas une librairie-drugstore. Il existe aussi une chanson de Lou Reed qui s’appelle Sad Song.

La première édition de la Vitesse des choses, aujourd’hui traduit, a été publiée il y a dix ans. Il y en a eu trois depuis, il y en aura d’autres. A chaque fois, l’auteur ajoute des textes. Le prochain devrait concerner une œuvre de Malcolm Lowry, la Mordida. Lowry s’alcoolisait au Mexique. La femme de Fresán est mexicaine. Son meilleur livre, Mantra, flotte dans le Mexique. Fresán n’a pas vécu au Mexique mais il aimerait y mourir, « c’est un bon endroit pour disparaître ».La Vitesse des choses refuse de disparaître. Le livre continue à grossir dans le ventre de l’auteur ; c’est sa vésicule littéraire, son canot de sauvetage. A bord, le kit de survie : livres, films, émissions, paysages, chansons, airs de rock, tout ce qui l’a fait vivre et rêver. Le résultat est une auberge argentine : savant bric-à-brac de récits, de personnages, d’âmes errantes, de souvenirs et de réflexions se reflétant et se contaminant les uns les autres. Il y est question d’une fille noyée dans une piscine, d’un couple mort de mannequins argentins, d’un écrivain manipulateur nommé Federov dont le modèle lointain est Henry James, d’un jeune journaliste affecté aux nécrologies (Robert Mitchum, James Stewart, et Chivas Gonçalves Chivas : si vous voulez savoir qui c’est, allez-y lire, mais buvez avant quelques verres de la boisson homonyme), etc. Entre fantôme et fantôme, « la nuit nous remet toujours à notre place ». Ou plutôt, à la sienne.

Un exergue de onze citations annonce la nature extravagante du livre. Dix d’entre elles sont d’écrivains qu’il aime, dont Joan Didion (« Nous racontons des histoires pour nous assurer que nous sommes vivants »). La onzième est de Balthazar Mantra, un personnage mexicain qui annonce le livre suivant, Mantra, publié après (en 2001) et traduit avant (en 2006) . Les deux livres sont des expériences enfantines de désorientation et de dérèglement de la lecture. Peu d’écrivains donnent autant l’impression de suivre leur phrase comme Alice le lapin, sans savoir où ils vont : « Une bonne histoire, écrit-il, se présente toujours comme le lieu idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos. »

La vitesse des choses est celle de la conscience de Fresán au travail. Mais s’agit-il bien de conscience ? L’œuvre semble avoir été écrite dans le coma par un facétieux et mélancolique nourrisson de 35 ans. On ne peut donc la lire qu’à doses limitées : l’intérieur des autres, qui voudrait traîner dedans ? « C’est mon autobiographie, dit-il, mais une autobiographie d’idées. »

« Dracula ». En Argentine, les écrivains sont plus qu’ailleurs des lecteurs qui écrivent. Fresán appartient à une famille de plantes littéraires qui poussent volontiers dans cette région du monde. On en trouve quelques unes aux éditions Passage du Nord-Ouest (dont Mantra, avec 4 000 exemplaires vendus, est le modeste fleuron) : des écrivains dont l’imaginaire se déchaîne par la lecture et en elle, comme s’ils étaient tombés dans la page en naissant. Ils imaginent moins à partir de ce qu’ils voient qu’à partir de ce qu’ils ont lu sur ce qu’ils voient : le récit est d’autant plus crédible, d’autant plus enchanteur, qu’il a déjà été imaginé par d’autres. Ils écrivent avec ferveur au second degré, et c’est ainsi qu’ils retrouvent le premier degré. On les qualifie parfois d’écrivains pour écrivains, expression qui fait fuir le lecteur. Fresán répond que « si ça continuecommeça, il arrivera un moment où les écrivains dits pour lecteurs ne seront plus du tout des écrivains ».

Il a été marqué par Chesterton, Huxley et Dracula, « parce que tout le monde y passe son temps à écrire, et parce que si tout le monde parle de Dracula, il n’apparaît quasiment pas ». Avec ce genre de goût, les livres n’en finissent pas. Fresán a du mal à finir les siens, parce que ça le rend triste. Voici des mois qu’il recule le moment d’achever son nouveau roman, le Fond du ciel, où « j’assume deux fantasmes, détruire la planète Terre et voir renaître Canciones Tristes sur la planète Urkh », l’une de ses inventions déjà présente dans la Vitesse des choses. Le précédent roman, les Jardins de Kensington (Seuil) a déjà cinq ans.

Le volume de la Vitesse des choses a l’épaisseur du mégalithe qui apparaît dans 2001 l’Odyssée de l’espace. Sur sa couverture française, il y a également l’œil rouge de l’ordinateur Hal, un des héros de Fresán. A l’intérieur, il est souvent question du film de Kubrick. Dans le chapitre « Histoire avec monstres », un homme a joué l’un des singes de la première scène et refuse d’abandonner son costume de figurant. Les années ont passé, il a un cancer, un personnage tiré de Freaks et photographié par Diane Arbus veille sur lui à l’hôpital. On lit le journal des derniers jours de Diane Arbus, c’est sobre et triste. On apprend que Kubrick n’avait engagé l’homme que pour jouer aux échecs entre les prises, c’est délirant et drôle : « Moi, dit-il, j’étais un singe secondaire. Un de ceux qui mangent un tapir, je crois. Je ne me reconnais jamais quand je revois le film parce que tous les singes sont plus ou moins pareils. » Fresán estime qu’il a vu 299 fois 2001, ne cesse d’en revoir certaines scènes : « Le jour où Kubrick est mort, le cinéma est mort. C’était le meilleur écrivain, etpeut-êtrele seul, qui ait tourné des films. »

Mitraillette. Il fut un temps où Fresán était déjà un fantôme, mais encore un enfant. Ses parents le laissaient seul dans des salles de cinéma pendant qu’ils allaient s’engueuler ou retrouver leurs amants. C’est ainsi qu’il a vu Lawrence d’Arabie : « J’aimais ce modèle de guérillero maudit, tandis que le Che, pour moi, ne représente rien. » La politique argentine ne l’intéresse pas plus, « soit par ennui, soit par dégoût, soit par dandysme ». L’Argentine est ce pays où « les nazis, comme les méchants de Yellow Submarine, ont été bien accueillis ».

En 1975, peu avant la dictature militaire, deux types frappent chez les Fresán. L’enfant est seul, il ouvre. L’un des visiteurs a une mitraillette. Ils cherchent les parents. Ils amènent Rodrigo faire un tour, lui causent, s’étonnent de son ignorance en matière de footl. L’enfant vient de lire Martin Eden, de Jack London, et le Voyageur sur la terre, de Julien Green. C’est ça qui l’intéresse. Quand les parents reviennent, les visiteurs sont partis. La fuite à l’étranger est immédiate. La famille revient quatre ans plus tard : « C’était devenu un pays à la Tim Burton, gris et sinistre. » Fresán a raconté la visite des deux hommes dans son premier livre, l’Homme du bord extérieur (1991). Le chapitre s’intitule : « La vocation littéraire ». Plus tard, sa mère épouse le premier éditeur de Cent ans de solitude, de García Márquez, et de Marelle, de Cortazar. Un jour, le jeune homme croise la gigantesque silhouette du second dans une rue de Buenos Aires. Malgré sa timidité, il l’arrête et lui dit : « Vous vous souvenez quand… »« Je me souviens d’absolument tout », le coupe Cortazar, et il poursuit sa route.

Au collège, on a viré Rodrigo sans avertir ses parents. Il a lu pendant des mois aux heures de classe, dans une bibliothèque. Dans celle de son père, il découvre les livres de Borges, qu’il aime « comme des romans d’aventure » : « Lire était normal. Nous sommes la dernière génération qui a vu la télé en noir et blanc et qui a lu en couleur. »

Plus tard, il découvre les beatniks, écoute Bob Dylan (« mon rêve est que les gens lisent mes livres en écoutant sa musique »), les Beatles et les Kinks (le chanteur Ray Davies sert de modèle à un personnage des Jardins de Kensington). En 1983, il vient en Europe, voyage en auto-stop, devient par hasard l’interprète de Supertramp et de Dire Straits sur leurs tournées - « c’était curieux, parce que je ressemblais à Mark Knopfler ». Il avait les cheveux longs.

Livre idéal.Maintenant, il publie régulièrement des chroniques dans la presse espagnole et argentine. Amateur de science-fiction et de séries télévisées, il considère que la Quatrième Dimension est « un excellent atelier de création littéraire », et il admire toujours George Eliot, Flannery O’Connor… et Kurt Vonnegut. Dans l’avant-dernier chapitre de la Vitesse des choses, l’écrivain américain lui dit que pour écrire son livre idéal, « il devait se penser comme un extra-terrestre, un natif d’une planète lointaine appelée Tralfamadore. » Les planètes de mots sont des cabanes au fond des bois.

Fresán n’a aucun diplôme, « en Argentine je suis analphabète ». C’est en lisant les paroles sur la pochette de Sergent Pepper’s, les premières jamais imprimées sur un album, qu’il se mit à aimer l’anglais. L’immense bibliothèque anglo-saxonne qui occupe son appartement continue d’occuper ses insomnies. Il la regarde, on la regarde, il dit : « La littérature latino-américaine est généralement ancrée dans la terre. La littérature argentine est ancrée dans un mur, et ce mur est couvert de livres. Borges est naturellement le cas principal. Mais il n’est pas le seul. La culture indigène ayant été éliminée, nous avons toujours regardé vers l’extérieur, à travers les livres. Et Buenos Aires est un parc à thème européen. » Quand il ne peut pas dormir, l’écrivain joue au saumon : remonter en marche arrière de sa dernière pensée jusqu’à la source : « Par exemple, si je pense à Casablanca, je me demande pourquoi j’y ai pensé, et quelle pensée m’y a amené. Je m’endors avant d’être remonté à la source, sinon j’imagine que je cesserais d’écrire. »

Dans les années 1990, quand il est à Buenos Aires, le jeune revenant rend des visites régulières à Bioy Casares. Il admire le Songe des héros (« le roman argentin parfait ») et l’Invention de Morel (dont l’influence sur l’atmosphère de la Vitesse des choses est perceptible). Bioy, dit-il, « était très coquet, amateur de femmes. Pour moi, c’est une idée apollinienne de l’Argentin : riche, beau, intelligent, qui n’a pas à travailler et passe son temps à lire et à faire ce qu’il veut. » Les deux hommes parlent avant tout de la vie quotidienne des fantômes : « Nous nous demandions par exemple s’ils se lavaient les dents. Il pensait que oui. » Bioy lui raconte ceci : un jour de 1986, il sort de chez lui et, dans la rue, sans qu’il sache pourquoi, tout le monde lui dit : « Condoléances… Condoléances… » Au kiosque, il apprend que Borges est mort.

Le 19 juillet 1963, alors que le nourrisson ressuscite, Borges remarque : « Il ne suffit pas d’être descendu aux enfers pour savoir les décrire. » Rodrigo Fresán n’en est peut-être pas tout à fait revenu, mais c’est autre chose qu’il décrit : les limbes.

(1) Dans Borges (éditions Destino).

Envoyé spécial à Barcelone PHILIPPE LANÇON

Rodrigo Fresán la Vitesse des choses Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon Préface d’Enrique Vila-Matas. Editions Passage du Nord/Ouest, 639 pp., 25 euros

LE TEMPS (Genève)

Emporté par son propre mouvement, « La Vitesse des choses » de l’Argentin Rodrigo Fresán est un monstre proliférant, un enchaînement digressif d’histoires étranges.

« Tuez Borges » : telle était l’ultime injonction de Gombrowicz aux écrivains argentins depuis le pont du bateau qui le ramenait en Europe, en 1963. Dans sa préface à La Vitesse des choses, Enrique Vila-Matas se plaît à imaginer que Rodrigo Fresán a entendu cet appel dans la clinique de Buenos Aires où on l’avait laissé pour mort-né.

L’Argentin est un auteur idéal pour cet amateur de fictions proliférantes, bourrées de références, de citations, vraies ou inventées, de personnages fabuleux : chez lui, « tout est vision hallucinée paradoxalement encadrée du bon sens le plus rigoureux ». Nul besoin donc de tuer Borges, il était plus urgent de remplacer le réalisme magique de García Márquez par l’« irréalisme logique ».

Comme Roberto Bolaño, César Aira et Alan Pauls, Rodrigo Fresán appartient à cette génération d’auteurs latino-américains tournés vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Ses dieux sont Bob Dylan, Philip K. Dick, Stanley Kubrick, Kurt Vonnegut.

Moby Dick est la figure tutélaire de La Vitesse des choses, où se croisent de nombreuses baleines. Fresán, qui a choisi de vivre à Barcelone, affirme que l’Argentine n’existe pas. Il lui préfère les terres de la planète Urkh, ou ce lieu nodal, la ville de Canciones Tristes, son Yoknapatawpha. Ce bled de Patagonie sert de cadre à plusieurs des histoires qui forment La Vitesse des choses. Il ne faudrait pas le confondre avec Sad Songs (Floride) ni avec Traurige Lieder (Allemagne), de sinistre mémoire, ses avatars. Les livres de Fresán, fortement autobiographiques, ne racontent pas ce qui s’est passé, mais « ce qui aurait pu arriver et ce qui survient sur cette ligne fine quoique très étendue qui sépare la fiction de la non-fiction et, à son tour, l’écrivain de ce qu’il écrit ».

Les parents de Rodrigo Fresán ont milité pendant la dictature, leur lutte apparaît sur le mode tragi-comique dans le livre. Le garçon les attendait au cinéma. Il a vu plus de 200 fois, dit-il, 2001, L’Odyssée de l’espace : l’œil rouge de HAL orne la couverture de La Vitesse des choses. Mais quand le petit Rodrigo a été kidnappé brièvement, il a paru plus prudent de partir en exil au Venezuela. A son retour, à 19 ans, il a échappé de justesse à la guerre des Malouines. Journaliste et publicitaire, il a connu le succès avec L’Homme du bord extérieur (Historia argentina, 1991, Autrement, 1999). Les Jardins de Kensington (Seuil, SC du 28.08.2004) mêlent la biographie de J. M. Barrie, l’inventeur de Peter Pan, vers 1900, à la scène rock des années 1960.

Mantra, son livre le plus délirant et le plus abouti, paraît en 2006 aux Editions Passage du Nord-Ouest (SC du 04.11.2006). La Vitesse des choses est antérieure à cette somme, une première version est publiée en 1998, mais plusieurs autres ont suivi : Fresán ne peut s’empêcher d’ajouter histoires et exégèses à ce livre monstre. Ce réservoir d’histoires intriquées est « le lieu idéal d’où contempler les inépuisables variations du chaos ».

La version ici traduite comporte quinze chapitres : des histoires, des digressions sur l’écriture, une théorie de l’écrivain, des cartes postales. Un des nombreux narrateurs navigue sur le SS Neptuno. Un carnet trouvé à bord fournit la matière première. On croise : une petite fille laide, fruit des amours de deux mannequins argentins venue prouver qu’il y a une vie intelligente sur d’autres planètes ; une jeune femme qui se jette dans toutes les piscines sur sa route ; un chroniqueur spécialisé en nécrologies ; un ancien bourreau nazi et celui qu’il a sauvé ; Diane Arbus, qui photographiait les monstres et qui finit par se suicider.

Le suicide, la mort en général, la porosité de la frontière entre morts et vifs sont toujours en ligne de mire. Il neige sur Buenos Aires, comme dans Le Voyage, le film de Solanas. C’est essoufflant, impossible à lire d’une traite, vertigineux, parfois drôle, souvent obscur. Et la vitesse des choses ? C’est « le temps exact que mettent une vie à se changer en histoire et une personne en personnage ». Elle a aussi un son : celui que « Dieu produit quand il respire si loin de nous. On le retrouve un peu dans la seconde où les marées changent ou dans le craquement du premier flocon de neige. »

Isabelle Rüf Samedi 13 décembre 2008

Récits. Rodrigo Fresán. La Vitesse des choses. La Velocidad de las cosas. Trad. d’Isabelle Gugnon. Passage du Nord-Ouest, 640 p.

source: www.lekti-ecriture.com/editeurs/La-vitesse-des-choses.html

 

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