Extrait
3 janvier
J’ai laissé tomber la psychanalyse. Je ne sais pas pour combien de temps. Je vais très mal. Je ne sais pas si je suis névrosée, ça m’est égal. J’ai simplement une sensation d’abandon absolu. De solitude absolue. Je me sens toute petite, une toute petite fille. Et tout le monde m’abandonne. Absolument tout le monde. À présent, ma solitude est faite de chimères amoureuses, d’hallucinations. Je rêve d’une enfance que je n’ai pas eue, et je me revois heureuse – moi, qui ne l’ai jamais été. Quand je sors de ces rêves, je n’existe plus au regard de la réalité extérieure et présente. Il n’y a jamais eu autant de distance entre mon rêve et mon action. Je ne sors pas, je n’appelle personne. Je purge une étrange pénitence.Mon coeur me fait funestement souffrir. Tant de solitude. Tant de désir. Et la famille qui me tourne autour, qui me pèse avec ses horribles problèmes quotidiens. Mais je ne les vois pas. C’est comme s’ils n’existaient pas. Quand ils s’approchent de moi, je sens des ombres qui m’ennuient. En fait, presque tous les êtres m’ennuient. J’ai envie de pleurer. Je le fais. Je pleure parce qu’il n’y a pas d’êtres magiques. Mon être ne tremble devant aucun nom, devant aucun regard. Tout est pauvre et vide de sens. Ne disons pas que je suis coupable de cela. Ne parlons pas de coupables. J’ai pensé à la folie. J’ai pleuré en implorant le Ciel de devenir folle.Ne plus jamais sortir des rêves. C’est mon image du paradis. Je n’écris presque pas d’ailleurs. Il y a pourtant un désir d’équilibre. Un désir de faire quelque chose de ma solitude.Une solitude orgueilleuse, industrieuse et forte. Étudier, écrire et me distraire. Tout ça, seule. Indifférente à tout et à tous.
Pizarnik en son palais des mots, par Philippe Lançon, Libération, 13 mai 2010.
Elle fut l’astre de la poésie argentine des années 60, ses «Journaux» sont traversés par les thèmes de la mort, du désir, de la liberté.
La mort fouette la jeunesse, ennuie les imbéciles et ne réjouit pas les autres. Alejandra Pizarnik, l’un des grands poètes argentins, est morte à 36 ans, le 25 septembre 1972, dans son petit appartement plein de livres à Buenos Aires, après avoir pris du Seconal. C’était une petite femme célèbre, primée, vivace et malheureuse, au regard intense, avec une jolie bouche, une lèvre inférieure qui fleurissait légèrement vers son propre désir, et que ses dernières photos nous montrent fanée en grâce. La veille du suicide, elle avait demandé à une amie d’achever de faire le tri dans son journal, tenu depuis 1959, de façon à lui donner une unité de style et de perspective : comment lire, écrire, vivre et mourir. Paris, 22 mars 1963, tout en lisant Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski : «Mots. C’est tout ce qu’on m’a donné. Mon héritage. Ma condamnation. Demander qu’on l’annule. Comment le demander avec des mots ? Les mots sont mon absence particulière. Comme la célèbre "propre mort" (célèbre pour les autres), il y a en moi une absence autonome faite de langage. Je ne comprends pas le langage et c’est la seule chose que j’aie.»
Honte. Comment vivre dans cette propriété impossible ? C’est le boulot d’un poète, un boulot très physique qui dynamite la vie entière, la menace toujours d’impuissance et de mièvrerie, la tend, la gagne, la perd, et il arrive qu’il en meure. Trois jours plus tôt, elle écrivait : «Quelqu’un m’engendre indéfiniment. Je sais que je naîtrai morte.» Quelqu’un ? Tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle ne sera pas, tout ce qu’elle mange. Elle lit et invoque dans son journal Rimbaud, Nerval, Julien Green, Simone Weil, Cervantès, les Romantiques allemands, et naturellement tous les poètes espagnols, qu’elle déteste assez vite pour leur splendeur formelle : «La littérature classique espagnole fait naître en moi une "honte" de la littérature, une "honte" de l’aimer, de vivre - il faut bien que je désigne d’une façon ou d’une autre cet être assis en train de lire - pour la littérature ou par la littérature. […] On dirait qu’ils n’ont jamais imaginé qu’il pût y avoir un drame du langage.»
La belle époque de la virtuosité inconsciente est passée. Le drame du langage est devenu celui de la vie, au sens propre. Il est partout, révèle tout, envahit tout. C’est l’adolescence perpétuelle, l’obscurité perpétuelle, et c’est l’obsession du Journal : le langage ou la mort, donc elle. Naturellement, la mort dont il s’agit n’est ni l’emphase ni le morbide : rien n’est plus vivant que ce texte, ni plus sec que le lyrisme des poèmes.
On ne lira pas ici, entre autres, le journal des deux dernières années de son existence, quand il lui arrive d’être internée, quand finalement le langage a perdu. Elle semble être devenue ce qu’elle craignait, une «créature freudienne», sans continuité. On n’est pas intellectuelle argentine pour rien : Pizarnik suit une analyse sans fin, dont elle parle souvent, avec Enrique Pichon-Rivière, lecteur de Lautréamont comme elle, grand lacanien et pionnier de la psychanalyse en son pays.
On ne lira pas davantage le détail de ses multiples aventures sexuelles et sentimentales - tout ce qui, non remis en perspective, tournerait au voyeurisme anecdotique. Le fait que le journal ait été expurgé, sur volonté de l’auteur puis sous contrôle de sa soeur, a provoqué en Argentine la polémique habituelle. On se contentera de découvrir ce que ces aventures effacées, en ces années-là, pouvaient signifier pour qui cherchait à se rendre libre et à respirer de l’intérieur même du langage, sans y parvenir.
«Zone close». C’est donc l’échéancier sans suspense d’une jeune femme solitaire, qui se sent abandonnée par tout et par tous, par tout ce qu’elle pourrait être, qui ne cesse de vivre son suicide (et d’en parler) du début à la fin. C’est aussi le reflet d’une époque, répétons-le, où le langage est la vie même - le signe, la menace et l’exploit de la vie.
Tout cela a des conséquences concrètes, quotidiennes : si l’aliénation est partout, la liberté est dans les trous. Elle s’exprime dans les textes, et d’abord par le corps. Paris, 4 janvier 1963 : «Le sexe ou la sexualité est le seul lieu, pour moi, où tout est permis […]. Je veux dire par là que l’acte sexuel est pour moi indépendant, c’est une espèce de zone close à l’intérieur d’un cercle. On peut faire l’amour avec n’importe qui sans qu’interviennent des notions telles que l’amitié, l’amour, la famille, etc. Ainsi, faire l’amour avec un ami n’implique pas nécessairement un changement de relation. C’est comme aller au cinéma : un silence et une participation. Ensuite, on fume, on parle et on discute.» Cette naïveté sauvage, on n’y croit plus. Ce qui a changé, c’est peut-être la manière d’aller au cinéma et de rentrer chez soi, les poumons vides et le coeur plein.
Un an plus tôt, après une insomnie et un rêve où elle vit seule au Tibet, dans une cabane, la cabane du langage introuvable et inévitable, elle a écrit : «La morale est la grammaire du désir.» Comme l’autre, cette grammaire doit être maîtrisée, détruite, refaite. Mais comment ? Alejandra Pizarnik, petite princesse formaliste au grand galop, cherche son «palais du vocabulaire». Aucun prince charmant ne l’habite et c’est en ne le trouvant pas qu’elle l’écrit. La quête va dans le vide : elle aime le Funambule de Jean Genet.
Sa vie en France, de 1960 à 1964, circule en filigrane. A Saint-Tropez, elle rencontre Duras : «Elle était ravie de ses quatre bains de mer quotidiens, elle m’a parlé de ses amis, de son fils, de son chien, de nourriture, de voitures de sport et tout ça, sans aucune angoisse, sans phrases définitives, sans littérature, simplement, comme quelqu’un qui appartient à ce monde et participe de lui pleinement. Moi, à l’inverse, je suis toujours si loin, au bord de l’abîme, j’éprouve une douleur aigüe lorsque je me baigne dans la mer, je souffre sous les rayons du soleil, j’ai envie de mourir de tristesse quand je joue avec les enfants de X», etc. Sa sensibilité lui permet de saisir la vie précise et matérielle de Duras ; son désespoir lui voile celui de l’auteur de Moderato Cantabile.
Ukraine. Pour le reste, c’est comme dans un film de Jean Eustache. Alejandra Pizarnik n’a pas 30 ans. Elle rencontre Breton, Mandiargues, traduit Michaux et des surréalistes, devient amie avec son compatriote Julio Cortazar, exilé (1). L’un de ses poèmes, datant de 1958, s’intitulait Exil (2). L’exil de Pizarnik est au-dedans, c’est celui d’une jeune femme qui ne sait pas comment faire pour vivre, une fille de Juifs exilés, dont la famille restée en Ukraine a été largement éliminée par les nazis. Elle s’y définit ainsi : «Cette manie de me savoir un ange,/ sans âge,/ sans mort où me vivre,/sans piété pour mon nom/ ni pour mes os qui pleurent à la dérive./ Et qui n’a pas un amour ?/ Et qui ne jouit pas parmi les coquelicots ?/ Et qui ne possède pas un feu, une mort,/ Une peur, une chose horrible,/ même avec des plumes,/ même avec des sourires ?»
Le journal, pendant douze ans, propage l’écho de ces vers. L’écrivain est un insecte qui roule sa boule d’encre jusqu’à ce que mort s’en suive. Tout est absurde mais tout mérite d’être vécu, tenté, écrit. Camus l’avait dit dès l’entrée du Mythe de Sisyphe : «Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre.» C’était en 1942. De l’autre côté de l’Atlantique, la gamine avait 6 ans. Il semblerait que son enfance ait été détestable, ou en tout cas qu’elle l’ait remémorée comme telle. A 15 ans, elle a fugué. Ensuite, elle n’a pas joué, mais cherché, obstinément, à répondre. Septembre 1972, derniers poèmes : «Je suis la nuit et nous avons perdu./ C’est ainsi que je parle, lâches./ La nuit est tombée et on a déjà pensé à tout.»
(1) Les éditions José Corti publient de lui Crépuscule d’automne (traduit par Silvia Baron Supervielle), ouvrage mélangeant poésie et prose, où l’on retrouve un poème de Pizarnik : «Le poème que je ne dis pas,/ que je ne mérite pas./ Peur d’être deux,/ sur le chemin du miroir :/ quelqu’un qui dort en moi/ me mange et me boit.» (2) Œuvre poétique (Actes Sud, 2005).Si seule en ses miroirs
L’intimité douloureuse de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik.
Une écriture d’une beauté déchirante.
Par Marine Landrot, Télérama, 2 juin 2010.
Elle fixe droit l’objectif, l’oeil insistant et inquiet, les sourcils broussailleux et asymétriques, la coupe garçonne, pleine des faux plis d’un mauvais sommeil. Au fond se détache sa bibliothèque blanche remplie de livres qu’elle écarte de la main. En premier plan s’offre son épaule gauche, harnachée d’une étrange armure de toile, sur laquelle on voudrait poser une main réconfortante. Comme ceux de Virginia Woolf et d’Antonin Artaud – ses doubles, ses fantômes –, le visage d’Alejandra Pizarnik affiche une souffrance intrinsèque, laiteuse et nourricière. Imprimé en couverture de ce livre d’une beauté déchirante, son portrait alpague, ébranle, poursuit. Sans doute à cause du double fond de ce regard dérangeant, que la poétesse argentine, née de parents juifs polonais, découvrit en elle dès l’enfance :
« Mon unique malheur est d’être née avec ce “défaut” : se regarder regarder, se re- garder en train de regarder. Même toute petite, je le savais. Même lorsque je ne connaissais pas encore l’existence des miroirs et leur énorme importance, je sentais déjà qu’une petite personne craintive m’épiait quand je jouais, quand je dormais. »
Rédigés entre 1959 (trois ans après la publication de son premier recueil de poèmes, à 19 ans) et 1971 (un an avant son suicide en hôpital psychiatrique, à 36 ans), ces Journaux sont eux-mêmes peuplés de visages, souvent anonymes, parfois célèbres, qui effraient la poétesse par leur irrémédiable solitude. Dans son émouvante cartographie intime, Alejandra Pizarnik tente de cerner les contours d’une angoisse indomptable : être « une » parmi d’autres, savoir que les autres sont « uns » à côté de vous : « J’ai essayé de déchiffrer les visages dans l’infime portion de la ville parcourue ce matin, écrit- elle le 28 mai 1961. J’ai éprouvé de la pitié pour les visages des autres et plus encore pour le mien, qui se reflétait sur la vitre de l’autobus [...], j’ai continué à marcher dans ces petites rues misérables, pleines de poubelles et d’enfants qui me souriaient et à qui je souriais, mais avec une douleur inégalée, car je savais que la bouche ouverte à l’horizontale ne sert à rien et que les yeux brillants de sympathie ne protègent de rien. Et puis je me suis mise à penser à mon corps, j’ai pensé à mes jambes et à mes bras, à ma respiration pénible, à cette douleur fantôme sous chacun de mes os, très profonde, très secrète. »
Affligée d’un bégaiement qui la cloue souvent dans un silence endolori, Alejandra Pizarnik se réfugie dans une écriture étouffée, piétinante, concentrique, pour se dépecer intérieurement, et accéder à sa vérité suprême : l’attente,
« inénarrable, oxydée. Et quand je serai morte depuis déjà longtemps, je sais que mes os se dresseront encore, en attente : mes os seront comme des chiens fidèles, infiniment tristes, cime de l’abandon. »
Ses mots restent les seules pulsations qui la maintiennent en vie. Ils apparaissent lors des rendez-vous solitaires qu’elle se fixe à elle-même, traquant une prose romanesque impossible, tant son propre bouillonnement intime demande à jaillir de toute urgence. Sa stupeur devant la littérature qui se fait malgré elle ajoute à l’intensité de ses écrits, en apesanteur et en apnée, étourdis et interdits : « Mon étonnement face à mes poèmes est prodigieux. Je suis comme un enfant qui découvre qu’il a une collection de timbres qu’il n’a pas triés. Si je lis, si j’achète des livres et que je les dévore, ce n’est pas par plaisir intellectuel – je n’ai pas de plaisir, je n’ai que faim et soif – ni par appétit de connaissances, c’est par une sorte d’astuce inconsciente, que je viens de découvrir en moi, collectionner des mots, les accrocher en moi, comme si c’étaient des haillons et que j’étais un clou. »
MARINE LANDROT, Télérama, 2 juin 2010
source: www.jose-corti.fr/titresiberiques/journal_pizarnik.html
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